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Le colonialisme a son
livre noir
(MFI) Voici sous la plume d’une équipe d’historiens,
d’anthropologues et de sociologues réputés (Elika
M’Bokolo, Pap Maiaye, Jacques Pouchepadass, Yves Bénot,
Catherine Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que les plus connus), conduite
par l’historien de l’école des Annales Marc Ferro,
un réquisitoire impitoyable contre le colonialisme occidental
et les crimes commis par ses protagonistes dans les quatre coins du
monde au nom de la supériorité raciale et civilisationnelle.
Cet ouvrage, construit sur le modèle du Livre noir du communisme,
fera date car ses auteurs ne dressent pas seulement la liste des excès
et des méfaits du colonialisme, mais analyse aussi l’idéologie
colonialiste, son inhumanisme, sa perversité et les raisons
de sa perpétuation au XXIe siècle sous de nouvelles formes.
Deux visions d’horreur dépeignent dans cet ouvrage la
cruauté du colonialisme : la première provient de la
répression en Inde par les troupes britanniques en 1857 de la
révolte des Cipayes, les soldats hindous qui s’étaient
révoltés : ils furent ligotés par centaines sur
la bouche des canons de l’armée avant d’être « volatilisés » par
la mise à feu ; la seconde est une séance de torture
par une unité de l’armée française pendant
la guerre d’Algérie, avec un prisonnier soumis à la « gégène » dans
la bouche et sur les parties génitales…
Les victimes de Christophe Colomb
Le Livre noir du colonialisme s’ouvre par le compte-rendu de
l’extermination des Indiens des Caraïbes entamée
par Christophe Colomb en Haïti quasiment dès sa découverte
de l’Amérique et se poursuit avec celle des Indiens des
Etats-Unis et du Canada, dont les survivants furent parqués
dans les réserves. Le sort des Aborigènes d’Australie,
passés de 750 000 en 1788 à 94 000 en 1901, fut à peine
plus enviable. Les « impérialismes ibériques » -
de l’Espagne et du Portugal - ont été tout aussi
dévastateurs, si bien qu’en 1552 le prêtre dominicain
Las Casas publia son livre célèbre dénonçant
les excès de la conquête espagnole, La très brève
relation de la description des Indes</I< «àé du
paradis à l’enfer du bagne ».

Suicide collectif à Bali
L’image la plus poignante de la colonisation européenne
en Asie est sans doute celle du Poepoetan, un épisode que rapporte
Thomas Beaufils dans son chapitre sur les Indes néerlandaises
: à Bali en 1906, les habitants, plutôt que d’opposer
une résistance qu’ils savaient inutile, se poignardèrent
sous les yeux des soldats hollandais stupéfaits. Cet épisode
tardif de la résistance indonésienne s’inscrit
dans l’histoire d’une conquête particulièrement
brutale, qu’accompagna une exploitation économique forcenée.
Elle avait déjà provoqué au siècle précédent
l’indignation d’Eduard Douwes Dekker qui publia en 1860
son célèbre Max Havelaar où les ventes de café de
la Compagnie Commerciale des Pays Bas, autobiographie romancée
qui dénonçait l’oppression dont les Javanais étaient
victimes.
De la conquête de l’Indochine, Pierre Brocheux retient
entre autres que « les colonnes militaires françaises
firent du Tonkin un pays exsangue », et rappelle les propos souvent
cités de Jules Ferry qui estimait que les « races supérieures
avaient le devoir de civiliser les races inférieures ».
La contribution de Claire Mouradian est d’une brûlante
actualité puisqu’elle concerne la conquête du Caucase
par les troupes russes, dont bien sûr celle de la Tchéchénie
jusqu’à la reddition en 1859 du héros de la résistance
au tsar, l’imam Chamil.
L’Afrique de Léopold II et de Bugeaud
C’est au Congo belge, estime Elikia M’bokolo, que les méthodes
de conquête coloniales ont atteint « un degré de
brutalité qui en fait une sorte de modèle dans l’histoire
des colonisations du XIXe et du XXe siècles ». Ainsi,
au temps de Léopold II, les africains coupables de ne pas fournir
leur quota de caoutchouc aux grandes compagnies concessionnaires étaient
tout simplement abattus par la soldatesque coloniale. M’bokolo
apporte une précision souvent omise : la main coupée
que ramenaient les soldats était prélevée sur
des cadavres, à titre de preuve qu’ils avaient bien rempli
leur sinistre office. Ces atrocités furent dénoncées,
rappelle l’auteur, par l’anglais Edmund Morel, dont la
campagne incita les autorités coloniales belges à plus
de retenue. Catherine Coquery-Vidrovitch apporte pour sa part un éclairage
intéressant sur Zanzibar, le prospère marché aux
esclaves contrôlé par le sultan arabe qu’approvisionnait
entre autres le grand marchand Tippu Tib. Elikia M’bokolo traite
ensuite de l’apartheid en Afrique du Sud et Marc Ferro de la
conquête de l’Algérie. Ferro relève ce propos
plutôt inattendu du général Bugeaud, connu pour
la brutalité de ses campagnes, qui déclarait qu’il
fallait faire connaître aux Algériens « notre bonté et
notre justice ».Yves Bénot évoque pour finir les
répressions de l’ère coloniale française
: les massacres de Sétif en 1945, l’écrasement
de l’insurrection malgache de 1947 et l’élimination
des maquis d’Um Nyobé au Cameroun en 1958.
L’ouvrage se termine par une réflexion sur la dénonciation
de l’esclavage et sur l’anti-colonialisme, de Montaigne à Anatole
France, en passant par Rousseau, sans oublier les premiers économistes
qui, tel Adam Smith, estimaient que les colonies constituaient une
charge trop coûteuse, bien avant Raymond Cartier. Le postulat
de la supériorité de la race blanche est examiné à la
lumière des théories de Darwin. La conférence
de Durban sur le racisme en 2001 fournit une conclusion appropriée à ce
livre qui répond utilement à un « devoir de mémoire ».
Claude Wauthier - Le livre noir du colonialisme - XVIe-XXIe siècle
: de l’extermination à la repentance, sous la direction
de Marc Ferro, Ed. Robert Laffont, 843 p.
La traite et l’esclavage
(MFI) Dans un texte liminaire intitulé « autour de la
traite et de l’esclavage », Marc Ferro établit un
parallèle entre la traite pratiquée par les Européens
en direction des Antilles et des Amériques, et l’esclavage
plus ancien pratiqué par les Arabes, qui s’adonnèrent
eux aussi à ce commerce inhumain. Sao Tomé, possession
portugaise, fut le pivot de la traite européenne associée à la
culture de la canne à sucre dans les Antilles, tandis que Zanzibar,
où régnait un sultan originaire d’Oman, fut le
grand marché aux esclaves du monde arabe. Ce texte liminaire
inclut la déclaration de Victor Schoelcher, le ministre français
qui fit voter l’abolition de l’esclavage dans les possessions
françaises en 1848 (l’esclavage, aboli par la Convention,
avait été rétabli par Napoléon sous la
pression de l’impératrice Joséphine). Marc Ferro
reproduit aussi le récit d’un médecin anglais,
Falconbridge, embarqué sur un navire négrier pour y veiller à la
santé de sa cargaison d’Africains : il décrit le
spectacle pitoyable des esclaves malades de n’avoir pu pendant
plusieurs jours s’aérer sur le pont en raison d’une
tempête, et dont beaucoup moururent dans l’atmosphère
putride de la cale. Dans une étude sur « les esclaves
du Sud des Etats-Unis », Pap Ndiaye rappelle que « pendant
les deux siècles et demi qui s’écoulèrent
entre l’arrivée en 1619 d’une vingtaine d’Africains
en Virginie, et les derniers coups de canon de la guerre de sécession,
en 1865, l’esclavage occupa une position centrale dans la société et
l’économie des Etats-Unis ». L’esclavage répondait
en effet, souligne-t-il, à une demande pressante de main d’œuvre,
en particulier dans les grandes plantations de tabac, de coton, de
canne à sucre du Sud du pays. Les évaluations globales
de la traite des noirs varient entre 10 et 15 millions de captifs transportés
d’Afrique en Amérique.
C.W.
L’apartheid
(MFI) Dans son étude, « Les pratiques de l’apartheid »,
Elikia M’bokolo rappelle que le système de ségrégation
raciale mis en vigueur sous ce nom en 1948 après la victoire électorale
du Parti National (blanc et afrikaner) faisait suite à une longue
tradition de domination et d’exploitation de la population de
couleur instaurée dès l’arrivée des Hollandais
au Cap en 1652. Mais, en 1948, le gouvernement du Premier ministre
afrikaner Daniel Malan entreprit une codification systématique
de la discrimination raciale déjà en vigueur tout en
la renforçant dans la perspective d’un « développement
séparé » des races, qui devait aboutir à la
création dans les réserves tribales de « foyers
nationaux » ou « homelands », promis à une
autonomie, puis à une indépendance toute théorique,
sous le nom de « Bantoustans ». Les noirs des « homelands » ne
pouvaient venir travailler en zone blanche que munis du fameux « pass » qu’ils
devaient toujours porter sur eux. C’est contre le « pass » que
s’organisa la manifestation pacifique de Sharpeville en 1960
où la police (blanche) tira sur les manifestants (noirs), faisant
près d’une centaine de victimes. La répression
en 1976 de la révolte des lycéens et étudiants
africains de Soweto, la grande banlieue noire de Johannesbourg, contre
l’enseignement en langue afrikaans, fit davantage de morts, près
d’un millier. Malgré des lois d’exception qui permettaient
la détention sans jugement, et l’efficacité de
la police, qui recourait à la torture systématique des
militants de la lutte contre l’apartheid, les opposants africains,
Indiens, métis et libéraux blancs ne renoncèrent
jamais à la lutte qui se termina par la libération de
Nelson Mandela et l’abolition de l’apartheid en 1990.
C.W
L’Algérie
(MFI) L’histoire de « l’Algérie française » que
récapitule Marc Ferro va de l’expédition de 1830 à la
guerre d’Algérie qui dura huit ans, de 1954 à 1962,
année des accords d’Evian qui scellèrent son indépendance.
L’auteur passe en revue les événements majeurs
de cette longue colonisation, les vues plus ou moins généreuses
de Napoléon III qui se voulait « l’ami des Arabes »,
l’insurrection de 1871 en Kabylie, les manœuvres néfastes
de l’administration coloniale : l’opposition catégorique
des « pieds-noirs » au projet Blum-Violette de 1936 qui
ne visait pourtant qu’à accorder la citoyenneté française à quelque
20 000 « indigènes », le massacre de Sétif
en 1945, le jour de l’armistice, et le scrutin truqué en
1948 par le gouverneur général Naegelen pour empêcher
une victoire des nationalistes. L’auteur analyse la rivalité entre
les deux partis nationalistes algériens, dirigés respectivement
par Messali Hadj et Ferhat Abbas, l’attitude du Parti communiste
français, puis enfin la guerre d’indépendance elle-même,
dont le déclenchement suivit de peu la défaite des troupes
françaises à Dien Bien Phu en Indochine. Trois documents
annexes reflètent bien la controverse passionnée qui
entoura en France cette guerre d’Algérie : un récit
de la torture d’un combattant algérien par une unité française,
publié par la revue Esprit en 1957, le manifeste dit des 121
intellectuels contre la guerre d’Algérie de septembre
1960, signé entre autres par Jean-Paul Sartre, et une lettre
d’Albert Camus au comité Messali Hadj dans laquelle l’écrivain
français autorise le comité à citer son nom « chaque
fois qu’il s’agira de faire libérer des militants
arabes », mais ajoute qu’il « désapprouve
totalement le terrorisme qui touche aux populations civiles ».
C.W.
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