DOMINIQUE CAZAJUS
La tente dans la solitude
La tente dans la société. La société et
les morts chez les Touaregs Kel-Ferwan a été publié en
1987. Le livre est consacré à une évocation des
valeurs selon lesquelles s’ordonne une société touarègue
sahélienne. Dans cette société de nomades, les
tentes appartiennent aux femmes. La jeune épousée vient
installer dans le campement de son mari une tente qu’elle a reçue
des mains maternelles et revient avec elle dans le campement des siens
en cas de divorce ou de veuvage. S’ils passent comme leurs sœurs
les années d’enfance dans la tente de leur mère,
les garçons la désertent dès qu’ils atteignent
la puberté et doivent jusqu’au mariage vivre dans des
abris sommaires à l’écart des campements. Un homme
retrouve une tente quand il prend épouse, mais il n’habitera
jamais la tente de cette étrangère comme il habitait,
petit garçon, celle où sa mère lui a donné le
jour ; et, serait-il un vieillard considéré, le divorce
ou le veuvage le ramène à la position précaire
des adolescents qui vont sans tente. Les hommes sont donc en quelque
sorte extérieurs à la tente, de laquelle en revanche
l’usage et le langage font un domaine féminin.
Tout cela est solennisé par la cérémonie des épousailles,
durant laquelle il est rappelé que le mariage est pour l’époux
l’entrée dans une tente où il n’est qu’un
hôte, tandis qu’il est pour l’épouse le passage
sans hiatus de la tente où sa mère l’a élevée à celle
dont sa mère lui a fait don. On en trouve également une
manière d’écho dans la terminologie de parenté :
de même qu’une femme a un statut unique par rapport à la
tente, de même elle dispose d’un terme unique pour désigner
ses descendants, qui pour elle sont tous des « enfants » ;
tandis que pour l’homme, le fait qu’il appelle « neveux » les
enfants nés des tentes de ses sœurs répond assez
bien au fait que, pour qu’une épouse lui donne des « enfants »,
il doit quitter une tente dont ses sœurs au contraire resteront
proches.
Plus encore, le voile dont il dissimule son visage – ce voile
qu’il prend l’habitude de revêtir à l’époque
de sa vie où il s’éloigne de la tente maternelle
et qu’il porte au plus haut le jour où les épousailles
le font entrer dans une tente étrangère – est aux
yeux des Touaregs le signe de son extériorité par rapport à ce
domaine féminin qu’est la tente. Cette extériorité l’expose à la
malveillance des kel-esuf, « ceux de la solitude », êtres
maléfiques qui errent sans repos aux lisières des espaces
habités, et dont on dit qu’ils plongent dans le mutisme
ou la déraison ceux qui d’aventure les rencontre. Il semble
que le voile a pour fonction de protéger les hommes de la malveillance
de ces êtres, alors que les femmes, en raison de leur affinité avec
les tentes, en sont plus naturellement protégées. L’unique
occasion où cette protection s’abolit est le déménagement
: leurs tentes étant repliées, les femmes retrouvent
alors l’espace d’un instant des périls qui pour
les hommes sont quotidiens, et doivent s’en garder. Comme pour
manifester que le port du voile est le lot d’hommes privés
de tentes – ou du moins d’une chaleureuse intimité avec
les tentes –, on appelle les femmes « celles des tentes » tandis
que leurs compagnons sont appelés « les voiles ».
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