Henri Lhote.
L'extraordinaire aventure des Peuls
Présence Africaine : Revue culturelle du monde noir.
Paris. Oct.-Nov. 1959. pp. 48-57

Toutefois, si jusqu'à plus grande information on peut considérer
les Peuls comme racialement apparentés aux Éthiopiens,
il y a lieu de préciser que l'on connait anthropologiquement
encore très mal et les uns et les autres, ce qui fait voir,
une fois de plus, le travail considérable que l'anthropologie
a encore à accomplir en Afrique avant que l'on puisse s'appuyer
sur des données définitives. Nous nous contenterons donc
pour le moment d'un nombre de mensuratiens comparées peu nombreuses
et nous nous efforcerons de combler ce hiatus par d'autres éléments
d'ordre archéologique et culturel.
Cette origine éthiopienne
ou nubienne implique une migration extraordinaire, ni plus ni moins
que la traversée totale de l'Afrique d'est en ouest, migration
sur laquelle nous n'avions jusqu'à ce jour aucune donnée,
ni archéologique ni historique, permettant d'en préciser
les modalités. A l'heure actuelle les Peuls sont répartis
entre le Fouta Djalon et le Ouadaï et c'est de l'ouest qu'ils
ont atteint cette région, à une période toute
récente, alors que la logique aurait voulu qu'elle fût
sur le chemin des premières migrations venues de l'est. Or,
toutes les traditions, et celles-ci sont souvent confirmées
par l'histoire, font partir les Peuls du Fouta Djalon ou du Fouta Toro
; leur absence entre le Ouadaï et l'Éthiopie est un argument à retenir
qui confirmerait qu'ils ne sont pas venus en droite ligne d'Éthiopie
; les traditions s'accordent, au contraire, à les faire arriver
sur le Sénégal venant du nord, c'est-à-dire de
la Mauritanie, voire du Sud-Marocain. Ce mystérieux passé des
Peuls a engendré une littérature considérable
qu'il y a lieu d'examiner rapidement.
Le Dr Lasnet les fait partir
de la Haute-Égypte pour les faire aboutir dans le Sud-Marocain
où ils auraient été connus des auteurs de l'Antiquité sous
le nom de Leuco-Ethiopiens, c'est-à-dire d'Ethiopiens blancs.
Peut-être les Peuls furent-ils les Leuco-Ethiopiens de Pline
et de Ptolémée, du fait qu'il n'est pas impossible que
certains de leurs éléments aient habité le Sahara
aux environs des premiers siècles de l'ère chrétienne
; ils s'identifieraient alors aux Bafours, considérés
comme les anciens habitants de la Mauritanie, que les Maures trouvèrent
sur place lors de leurs migrations vers le sud. Cependant Barth préférait
les identifier aux Pyri-Ethiopiens, ou Éthiopiens brûlés, à cause
de leur peau foncée, appellation plus adéquate que celle
que laisse supposer le terme de Leuco-Ethiopiens. Cette discussion
risque de demeurer stérile, car nous ne saurons jamais la différence
que faisaient les Anciens entre les termes de blanc et de brûlé en
parlant des Éthiopiens qu'ils ont toujours opposés aux
populations blanches ; que, d'autre part, nous ignorons si les Peuls,
il y a deux mille ans, étaient aussi foncés qu'à l'heure
actuelle, alors que tout laisse supposer que les métissages
avec les populations noires ont été plus fréquents
depuis qu'ils ont atteint le Sénégal.
André Arcin adopte un point de vue semblable, c'est-à-dire
qu'il les fait venir de la lisière nord du Sahara jusque dans
le Sud-Marocain ; pour lui, les Peuls seraient les Phout de la Bible,
idée déjà avancée par Eichthal.
Tauxier, à qui l'on doit un gros ouvrage sur les Peuls, dans
lequel il discute toutes les théories émises à leur
sujet, préconise lui aussi la route sud-algérienne et
accepte leur identité avec les Phout, ce qui les ferait émigrer
de leur pays d'origine vers le VIe siècle avant l'ère
chrétienne.
Béranger-Féraud, Verneau et d'autres indiquent, eux aussi,
la route septentrionale comme étant celle de leurs migrations.
Seul, Motel propose la limite sud du Sahara.
En somme, le Sahara lui-même est exclu et l'on comprend facilement
pourquoi, puisque, considéré jusqu'alors comme un pays
désertique et inhabitable, il n'aurait pas été raisonnable
de le faire traverser par une population dont l'économie s'appuyait
sur l'élevage, étant donnée qu'on s'accorde à attribuer
aux Peuls l'introduction du zébu en Afrique occidentale.
Barth, parmi tous les auteurs, est le plus nuancé. Pour lui,
les Peuls auraient été autrefois en contact avec les
Bantous, ceci à une époque fort reculée qu'il
situe vers 3000 ans avant l'ère chrétienne et auraient
occupé, toute l'Afrique septentrionale entre l'Atlas et le Soudan,
avant l'expansion des Berbères dans cette région.
A notre sens, c'était pour l'époque une conception de
génie qui découlait de sa grande connaissance des populations
de l'Afrique et de ce qu'il avait observé et appris dans sa
double traversée du Sahara. En savant averti il avait saisi
que le Sahara n'avait pas toujours été le désert
inhabitable qu'on avait dit, et par ailleurs, les gravures rupestres
de Tel Izahren et d'autres lieux qu'il avait vues et dont plusieurs
représentaient des boeufs, lui faisaient entrevoir que des peuples
pasteurs avaient dû y vivre autrefois.
Depuis Barth les recherches
effectuées dans le désert n'ont fait que confirmer ses
pronostics. Non seulement des outils préhistoriques ont été trouvés
par milliers, mais c'est par milliers également qu'ont été trouvées
des gravures et des peintures rupestres figurant des bovidés.
Ces documents se répartissent sur toute la surface du Sabara
- là où bien entendu des roches supports permettaient
leur exécution, depuis le Haut-Nil jusqu'à l'Atlantique.
Et ces faits nouveaux, non encore sérieusement considérés
par ceux qui se sont occupés de l'histoire des Peuls 1, démontrent
magistralement que le Sahara, à une époque donnée,
a été totalement occupé, par des pasteurs possédant,
non pas le zébu, mais le bœuf à longues cornes (Bos
africanus) et le boeuf à cornes courtes et épaisses
(Bos brachyceros).
Qui étaient les auteurs de ces gravures et de ces peintures
pariétales, dont beaucoup sont de véritables œuvres
d'art, d'où venaient-ils, et à quelle époque les
ont-ils confectionnées? Autant de questions soumises à la
sagacité des archéologues.
Les figurations humaines qui accompagnent les bovidés ne sont
pas suffisamment homogènes pour définir à coup
sûr un type humain et, à plus forte raison, une race.
Mais, dans l'ensemble, elles présentent une allure générale
qui est la sveltesse, la grâce et le parfait équilibre
des corps et les traits eux-mêmes paraissent, de façon
générale plus europoïdes que négroides ;
dans bien des cas, le faciès éthiopien est même
incontestable. Les coiffures, si typiques des différents groupement
humains de l'Afrique actuelle, ne sont pas uniformes non plus, mais
dans de nombreux cas, on retrouve les coiffures en cimier évoquant
d'une manière surprenante celles des femmes peules, ainsi que
des coiffures à cadenettes ou à chignon, semblables à celles
que portent les femmes et les jeunes filles peules du Macina. Devant
ces documents millénaires, cachés dans les abris sous
roche du Hoggar et du Tassili, j'ai été frappé par
la ressemblance et, sans hésitation, mon premier réflexe
fut de dire : mais ce sont des Peuls. L'association avec des boeufs
ne pouvait effectivement que renforcer l'impression et des scènes
de danse au milieu des troupeaux évoquaient également
la boolâtrie de nos pasteurs peuls soudanais. Tout cet étage
de peinture associe l'homme aux bovidés et on y perçoit
différents détails ethnographiques, tels que les vêtements
de tissu - qui s'opposent ici aux vêtements de peau des chasseurs,
lesquels devaient dominer à une époque antérieure
- et la hutte hémisphérique. Là encore vêtements
en tissu et hutte hémisphérique sont caractéristiques
des Peuls, qui savent tisser, non seulement le coton, mais aussi la
laine. Nous sommes encore mal fixés sur l'introduction du métier à tisser
dans l'Ouest africain, mais on le considère d'origine asiatique
(Chine) et il serait parvenu, soit à travers la vallée
du Nil, soit, plus probablement, après avoir contourné l'Afrique
par la côte méditerranéenne et atlantique (Montandon).
Il ne serait donc pas impossible que les Peuls aient été les
agents de sa transmission ; lorsqu'on sait la place qu'ils tiennent
dans le tissage en A.O.F. - les meilleurs tisserands, en particulier
ceux de Macina, sont des Peuls, - cette hypothèse prend un caractère
de grande probabilité.
Quant à la hutte hémisphérique, on sait qu'elle
appartient à ce que les ethnologues appellent la civilisation
hamitique des pasteurs, représentés dans l'Ouest africain
par les Peuls.
Il y a lieu d'insister sur la nature des bovidés
figurés dans les rupestres ; ce ne sont pas des zébus,
mais des boeufs sans bosse, les mêmes espèces que l'on
voit représentées sur les monuments égyptiens.
Or, si le Bos brachyceros est ordinairement considéré par
certains zootechniciens comme étant d'origine asiatique - encore
que d'autres l'assimilent au Bos ibericus connu à l'état
sauvage en Afrique du Nord -, le Bos africanus, ainsi que l'indique
son nom, est incontestablement africain. Il existait en Egypte à l'état
domestique, à une époque très reculée et
l'on suppose qu'il fut domestiqué sur le Haut-Nil, région
plus propice à l'existence de cette espèce que les bords
du Nil. Bos africanus et Bos brachyceros n'existent plus, bien entendu,
au Sahara, mais on les retrouve en Afrique occidentale, précisément
entre les mains des bergers peuls, parfois à l'état pur,
le plus souvent croisés avec le zébu originaire d'Asie
qui lui n'a pas été introduit au Sahara dans les temps
antiques où il n'est jamais représenté et est
parvenu dans l'Ouest africain par l'est en cheminant à travers
la steppe à graminées. Les grandes cornes en lyre, si
typiques des figures, des gravures et des peintures rupestres, se retrouvent
en particulier dans les troupeaux peuls Bororo des colonie françaises
du Niger et du Tchad.
L'âge des rupestres a naturellement suscité des
discussions et le seul fait positif à retenir, c'est qu'en plusieurs
cas des outils néolithiques ont été trouvés
en relation avec des stations. L'arc - arme des Peuls pasteurs -, lui
aussi considéré comme un élément de la
civilisation hamitique, est figuré dans les rupestres de l'étage
des pasteurs à bovidés. Son aire de répartition
avec celui de nombreuses pointes de flèche en silex qui ont été retrouvées
jusqu'alors au Sahara; leur répartition est très suggestive,
puisqu'elle englobe toutes les régions sahariennes, sans empiéter
sur le Tell algérien et sans dépasser pratiquement,au
Sud, le parallèle de Gao. Ces données permettent de conclure
que les pasteurs sahariens vivaient à l'époque néolithique,
celle-ci étant considérée ici en fonction de l'Egypte
ainsi que d'une persistance plus tardive de l'emploi de la pierre au
Sahara que dans les autres régions. Si, par ailleurs, on tient
compte des données égyptiennes - prépharaoniques
- de la domestication, de même que des rapports de style des
gravures et des peintures avec ceux de l'art égyptien prédynastique
et dynastique, on est amené à conclure que les migrations
les plus anciennes doivent remonter à 4000 ou 4500 ans avant
Jésus-Christ. La route qu'elles ont suivie est marquée
par les grandes zones à rupestres, telles que le Tibesti septentrional,
le Tassili oriental, le Hoggar.
Les deux premiers massifs ont dû être
atteint par l'est, car c'est sur leurs parties orientales que les ceuvres
sont les plus nombreuses, voire concentrées. Le Hoggar n'apparaît,
en la circonstance, qu'une annexe artistique du Tassili, mais il a
joué ultérieurement un rôle très important,
car c'est en partant de ce pays que les pasteurs ont plus tard gagné l'Adrar
des Iforas et vrai semblablement l'Ouest africain. Il en est de même
du djebel Ouénat en Libye, dont on connait la richesse en peintures,
qui apparaissent comme la résultante d'une migration secondaire
venue du Tibesti. Quant au massff de l'Aïr, aujourd'hui très
propice à l'élevage, il a été à peine
effleuré vers le nord et ce détail est à retenir,
car, si l'on tient compte de la répartition des documents au
Tibesti et dans l'Ennedi, on peut en conclure, contrairement à ce
que la géographie physique actuelle pourrait suggérer,
que les pasteurs n'ont pas suivi la zone méridionale du Sahara à caractère
steppique.
Les qualités des oeuvres du Tibesti, du Tassili et du Hoggar
se valent et il n'est pas possible de déceler le moindre décalage
chronologique, ce qui implique une certaine unité culturelle à une époque
donnée de la vie du Sahara ; mais à l'Ouest, elles décroissent
nettement, non seulement en qualité, mais aussi en quantité.
A quoi cette dégénérescence artistique est-elle
due?
Rëpetons que les oeuvres pariétales n'ont pu être
confectionnées que là où l'existence des roches
supports le permettant.
Le Tassili et le Tibesti gréseux, avec leurs nombreux abris
sous roche étaient, évidemment, des lieux d'élection
pour les artistes. Le Hoggar granitique présentait déjà moins
de possibilités pour les peintres et c'est pourquoi les gravures
l'emportent en nombre. Si la migration s'est faite d'est en ouest,
comme tout porte à l'admettre aujourd'hui, il est certain que
les peintres, à partir du Tassili, ont trouvé de moins
en moins de matériaux appropriés au fur et à mesure
qu'ils avançaient vers l'ouest là où dominent
les ergs et les regs. Ce phénomène aurait donc entraîné,
par manque de pratique imposée par la nature du terrain, une
dégénérescence progressive de l'art.
On petit supposer que les migrations initiales eurent pour cause
un développement considérable de l'élevage, vraisemblablement à l'aurore
de la domestication et la recherche de pâturages nouveaux ; le
pullulement des bêtes - et peut-être des gens - incite à pousser
de plus en plus vers l'ouest mais la poussée dut devenir plus
générale lorsque les pâturages commencèrent à s'appauvrir
sous l'effet d'une désertisation naissante, à laquelle
les troupeaux n'étaient peut-être pas entièrement étrangers.
Au début de l'ère chrétienne, le naturaliste Pline
décrit encore de nombreux troupeaux de bovidés chez les
Garamantes du Fezzan, mais ces derniers, qui formaient surtout une
population cavalière, n'avaient vraisemblablement rien de commun
avec les pasteurs à bovidés qu'ils repoussèrent
sûrement grâce à la supériorité militaire
que leur conférait le cheval, récemment introduit au
Sahara par leurs soins. Que devinrent les populations bovidiennes ?
Elles durent se maintenir encore longtemps dans les zones où elles
n'étaient pas menacées par les populations cavalières
et là où la végétation était suffisante.
L'ouest saharien, légèrement plus privilégié à ce
point de vue, grâce aux influences océaniques, dut nourrir
des boeufs plus tardivement que les autres régions, jusqu'au
jour où l'exode vers la zone soudanaise devint une nécessité.
C'est vers le VIIIe siècle, date généralement
admise, que les Peuls seraient arrivés sur le Sénégal,
auraient gagné le Fouta Toro et le Macina d'où ils partirent
ultérieurement en une nouvelle migration qui, cette fois, eut
lieu d'ouest en est pour aboutir là où nous les trouvons
aujourd'hui, encore que leur marche vers l'est ne soit pas terminée,
puisque l'on peut suivre sous nos yeux des familles de Bororo, installées
il y a peu de temps encore à l'ouest du méridien du Tchad
(N'Guigmi), qui se trouvent actuellement à l'est et gagnent
le Bahr-el-Ghazal.
Mais avant d'atteindre le Sénégal, où se trouvaient-ils
?
Nous avons vu les avis des différents auteurs dont beaucoup
les situent dans le Sud marocain. Etaient-ils vraiment les Bafours
des traditions de l'Ouest saharien, comme on l'a prétendu ?
Ce n'est pas impossible. Mais il apparaît aujourd'hui, à la
lumière des peintures et des gravures rupestres, que la voie
de migration fut incontestablement le Sahara. Les auteurs de ces œuvres
d'art furent-ils les ancêtres des Peuls? Il y a une somme de
faits si concordants que le contraire serait bien extraordinaire
:
- type svelte des peintures rappelant le type peul
-
coiffures en cimier, à cadenettes, en chignon dans certaines
peintures du Tassili et du Hoggar, tout à fait similaires à celles
si caractéristiques des Peuls, peuple à cheveux longs
et non pas courts et frisés qui ne permettraient pas de telles
constructions capillaires
-
bonnets coniques identiques à ceux portés par les hommes
peuls
-
vêtements enveloppants, en tissu, pour la femme, tuniques courtes
pour l'homme, identiques à ceux portés aujourd'hui
par les Peuls Bororo
-
hutte hémisphérique
-
armement représenté par l'arc
- association du boeuf
Peut-on dire que ces convergences sont fortuites ? Je ne le crois pas
et suis, au contraire, persuadé que l'archéologie saharienne
vient de nous donner la clé du problème peul resté,
insoluble jusqu'ici en fournissant pour la première fois des
faits positifs, alors que les hypothèses émises antérieurement étaient
entièrement spéculatives. Et je rappelle ici l'intuition
géniale de Barth qui avait pressenti cette migration saharienne,
laquelle se trouve ainsi confirmée.
Cependant
je dois spécifier
que tous nos peintres sahariens de l'étage des bovidés
ne sont pas à prendre en bloc comme les ancêtres des Peuls
ni que tous sont arrivés en fin de course de leur migration
sur le Sénégal. Si j'ai relevé un grand nombre
de figurations humaines dont l'accoutrement ou les détails de
coiffure évoquaient singulièrement ceux des Peuls, il
est d'autres types humains qui présentent des différences
sensibles. On peut les interprêter comme étant des autochtones
que les pasteurs trouvèrent sur place ou bien ce qui est encore
possible, comme étant des pasteurs du groupe hamitique de tribus
différentes. Le vêtement, les coiffures ne sont pas uniformes
chez les Peuls non plus, et on a pu, au contraire, en admirer la grande
variété; pourtant, ils semblent tous posséder
un caractère commun, le souci d'une esthétique supérieure.
C'est la raison pour laquelle il est difficile de trancher la question
dans un sens définitif, de même qu'il serait absurde de
nier qu'il s'agissait des ancêtres des Peuls parce que toutes
les figurations bovidiennes ne sont pas typiquement peules. Dans un
mouvement de migration d'une telle ampleur, tel que celui que nous
révèlent les rochers sahariens, il est certain que des
populations différentes ont dû se trouver entraînées;
si elles sont toutes venues du Haut-Nil, elles devaient être
assez proches les unes des autres, tout en présentant des variétés
assez sensibles dans le vêtement, ainsi qu'on peut le constater
de nos jours chez les Nouba, les Bedja, les Galla, les Danakil. Par
ailleurs, il est à supposer que les anciens pasteurs sahariens
de civilisation hamitique avaient participé également à la
formation des Tebous qui, eux aussi, ne sont ni des Noirs ni des Berbères
et qui pratiquèrent l'élevage du Bos africanus jusqu'à une époque
tardive, ce que nous révèlent, non pas les peintures,
mais les gravures du Tibesti. Il y eut ultérieurement chez les
Tebous une intrusion de sang noir assez marquée, probablement
kanouri ; il y a d'ailleurs un apparentement entre leur langue actuelle
et celle des Kaneuri, ce qui a contribué à enchevêtrer
le problème somatique, mais beaucoup d'individus présentent
encore le type éthiopien.
L'histoire des Peuls est donc une extraordinaire
aventure à laquelle se trouve liée celle du boeuf, qu'ils
firent connaître aux populations noires de l'Afrique de l'Ouest.
En se mélangeant à celles-ci ils ont constitué des
races nouvelles qu'on s'accorde à considérer comme étant
supérieures aux autochtones. Partout où ils se sont introduits,
soit pacifiquement, soit par la force, ils ont dominé. En se
faisant les vecteurs de l'Islam, ils ont transformé complètement
les populations de l'A.O.F. en leur apportant une religion plus évoluée,
en provoquant la formation d'empires puissants et bien organisés
et en apportant un ferment culturel dont ont bénéficié toutes
les populations en contact avec eux; ajoutons à ceci l'introduction
du boeuf dont les conséquences économiques ont été considérables.
De leur périple saharien, il ne reste rien dans leur souvenir
ni même dans leurs traditions ; s'ils admettent qu'ils sont venus
de l'Est, il est certain que les diverses origines qu'ils se prêtent
ne sont que les reflets des contacts qu'ils ont pu avoir ultérieurement
avec les populations sahariennes, lors des derniers siècles
avant leur arrivée sur le Sénégal.
On peut s'étonner qu'une population qui a été en
possession d'un art aussi élevé que celui de ses ancêtres
sahariens n'en ait pas conservé la tradition et, en particulier,
qu'il n'y ait plus de peintres chez eux, ainsi qu'il y en avait, il
n'y a pas longtemps encore, chez les Bushmen du Kalahiri. On peut en
avancer quelques raisons. Tout d'abord, on se rappellera que l'art
rupestre des pasteurs était en pleine décadence lorsqu'il
atteignit l'Ouest saharien, vraisemblablement par manque de roches-supports
dans cette région. Les gravures bovidiennes sont peu nombreuses
et tardives et les peintures sont limitées à quelques
stations. En quelques siècles les techniques ont dû se
perdre et devaient être oubliées lorsqu'ils arrivèrent
sur le Sénégal. Ensuite, le Soudan lui-même n'était
guère favorable à la résurrection d'un art pariétal
avec ses plaines et et ses roches latéritiques ; seuls quelques
abris de la région de Bimako et des falaises de Bandiagara offraient
des surfaces propres à la gravure et à la peinture et
ont d'ailleurs été utilisés par les autochtones.
Si le mobilier des Peuls était important, peut-être aurait-il
révélé les anciennes aptitudes artistiques de
la race, mais il est réduit à sa plus simple expression
; les vrais Peuls nomades, les Bororo, ne possèdent rien en
dehors de quelques vases à traire et de quelques calebasses
qu'ils ne se soucient même pas de décorer.
Par contre, peu de populations de l'Ouest africain ont un sens
aussi poussé de l'esthétique, sens qui se traduit par des coiffures
féminines d'un raffinement étonnant, par un goût
très recherché pour les parures d'ambre et de cuivre
- coiffure et collier), ainsi que les boucles d'oreilles - jusqu'à six
ou sept passées dans le bord du pavillon - et les anneaux de
bras et de chevilles. Ces goûts se retrouvent d'ailleurs chez
de nombreux peuples de l'Est africain, ce qui est un point de concordance
supplémentaire qui confirmerait leur origine nubo-éthiopienne.
Ces coiffures et ces parures font des Peules les plus jolies femmes
de l'Afrique de l'Ouest et toutes les populations féminines
avec lesquelles elles sont en contact se sont efforcées de les
imiter plus on moins heureusement. C'est la seule indication des qualités
artistiques que l'on peut déceler de nos jours chez les Peuls.
Ce dernier point sera peut-être jugé peu probant pour
attester leur parenté avec les anciens pasteurs du Sahara et
ce serait avec raison s'il n'y avait que cela à mettre en évidence
; mais les données somatiques, archéologiques, ethnographiques
que nous venons d'exposer constituent un ensemble suffisant pour avancer
que les Peuls sont bien des Hamites de la civilisation du boeuf et
que c'est le Sahara qu'ils passèrent avant d'aboutir dans
la steppe soudanaise.
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