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Agadès, porte
du désert et des trafics
Sur les routes d'Afrique. Niger. Entre Sahel et Sahara, un lieu de
passage pour des milliers de migrants clandestins.
De notre envoyée spéciale.
Agadès - ou Agadez - est plantée au cour du Niger entre
Sahel et désert. Son ensemble de vieilles maisons basses en
banco, entourées de murailles aux couleurs de sable fauve et
que domine une mosquée au minaret hérissé de pieux
en bois, apparaît soudain au voyageur comme surgi de nulle part.
Mais Agadès occupe en réalité un important carrefour
de routes, de pistes sahariennes et de trajets des caravanes. Et cette " porte
du désert " est aussi un lieu de passage pour des milliers
de clandestins chaque année. Ceux-ci viennent de toute l'Afrique
centrale et occidentale : Nigeria, Cameroun, Ghana, Bénin, Togo.
Et Agadès est pour eux aussi une ville mythique - sorte d'ultime
entonnoir subsaharien avant bifurcation vers l'Algérie ou la
Libye, où on peut se faire établir quelques faux papiers
pour peu d'argent et emprunter des camions qui conduisent, à travers
le désert, jusqu'aux étapes suivantes du voyage.
La ville hésite entre le rouge et l'ocre, entre l'espoir et
la fatalité. Lorsque la saison touristique est finie et que
certains des hôtels les plus confortables ont fermé, il
y demeure une activité plus insaisissable, quoique vaguement
fiévreuse, faite d'étrangers désouvrés
ou à l'affût, de désespoir latent enfin dès
que l'argent des touristes a fini d'être dépensé,
et qu'avance le temps de l'été, de plus en plus sec depuis
quelques années. Des Nigérians adossés à un
comptoir d'hôtel racontent dans une mâle esbroufe leur
futur voyage vers l'Italie via la Libye et leur furieux appétit
d'Occident, puis réclament avec une insistance pressante une
petite aide financière pour continuer leur périple. Un
garçon ghanéen de vingt-trois ans, au doux visage et
au verbe modeste, s'ouvre, hésitant, de ses misères :
son désir de voyager et de rejoindre son oncle à Hambourg,
son départ d'Accra avec un peu d'argent, puis son arrivée à Arlit
il y a quelques semaines, une petite ville située au nord d'Agadès
et proche de la frontière algérienne ; son départ
en camion programmé un soir jusqu'à la frontière
proprement dite - et le camion qui part sans ses passagers mais avec
tous leurs sacs et l'argent déjà versé. Fauché,
sans plus aucun papier ni bagages, le jeune homme réussit néanmoins à redescendre
jusqu'à Agadès. Il y a trouvé un travail de boy
dans un petit hôtel, à 9 000 francs CFA (90 francs français)
par mois - logé, mais pas nourri. Il lui faut rassembler 700
francs français pour payer le camion qui l'emmènera jusqu'à la
frontière. Dans son sourire, il y a des pleurs. Pas question
de faire demi-tour, de toute façon le Ghana est loin derrière
déjà. Musulman et intègre dans cette ville de
voleurs, il se confie à Dieu, un peu perdu, et ne sait quand
il arrivera à Hambourg : dans deux ans peut-être.
Plus loin, trois Syriens d'âge mûr, faiseurs de couronnes
dentaires, boivent ensemble du thé rouge et bavardent. Ils ont
exercé leur métier sur tout le pourtour méditerranéen
- s'arrêtant là où ils trouvent du travail, repartant
quand ils le jugent nécessaire. Ils ont déjà poussé leurs
incursions jusqu'au Mali et en Mauritanie. Bientôt, ils partiront
vers Niamey, la capitale du Niger, à 1 000 kilomètres
de là, et s'inquiètent d'y trouver une chambre bon marché à partager
tous les trois. Le plus âgé exhibe son passeport : il
a voyagé en France aussi. Ah, Paris ! Un visa Schengen, superbe
- et probablement infalsifiable tant il paraît complexe, trône
de mille coloris et arabesques sur une page de son passeport. Lui se
désole : il aimerait y retourner, à Paris, une de ses
filles est installée là-bas. Mais le cachet de sortie à la
page du visa indique qu'il n'a pas respecté les délais
de sortie la dernière fois : il est resté huit mois au
lieu des trois prévus. Les portes de l'Europe communautaire
lui seront peut-être désormais légalement fermées.
Tout à l'heure, les trois Syriens offriront de leur thé à un
quinquagénaire allemand de passage. Celui-ci les rabrouera dans
son mauvais français, avant de les traiter en langue germanique
de voleurs. Lui est de retour du Ghana, où il a épousé une
jeune femme africaine voilà quelques années. Pour les
enfants de celle-ci nés d'un premier mariage, maugrée-t-il,
il n'arrive pas à obtenir de visas allemands. Alors il rêve
de les faire tous passer en fraude - et accuse l'Europe entière
de nazisme dans son traitement de l'immigration africaine. Autour de
lui, les gens d'Agadès se renseignent : accepterait-il de vendre
son minibus Volkswagen ?
Agadès est une ville d'aventuriers, de soiffards et de divers
réseaux de trafics et de fraudes tenus principalement par des
Nigérians. Outre le trafic de clandestins, les faux papiers
ont la part belle. Point de mafia dédiée à la
falsification des papiers dans la belle cité sahélienne
cependant : les falsificateurs sont encore de simples artisans dont
on dit que leurs tarifs baissent le vendredi - jour où ils cherchent
en urgence l'argent pour l'alcool du week-end. Certificats de naissance,
papiers d'identités nationales diverses sont les plus demandés.
Au consulat d'Algérie, le travail est rude : on y confie que
le fichier tentant de recenser les cas de fraude contient des centaines
de photos de migrants africains ayant déposé des demandes
de visa sous parfois trois ou quatre noms et nationalités différentes
!
Les visas, à vrai dire, voilà qui est plus dur à falsifier,
même si certains discutent parfois discrètement de pages
arrachées dans les passeports pour y faire disparaître
un cachet malvenu, ou de refaire le grammage de certaines autres pages
voire de certains visas. Ces trafics-là demeurent en réalité plus
rares et plus confidentiels, de même que ceux de la drogue ou
des armes, qui resteraient de taille limitée. Un autocollant
sur une mobylette affichant le nom du commanditaire d'attentats antioccidentaux
Oussama Ben Laden, des portraits d'un Kadhafi, aujourd'hui politiquement " assagi ",
dans les nombreuses échoppes tenues par des ressortissants de
tribus libyennes, voilà pour l'apparat. Les armes, elles, seraient
des armes légères, Kalachnikovs et autres, peut-être
en provenance ou à destination des caches d'armes que les Touaregs
ont probablement conservées en plein désert depuis la
guerre. Il existe enfin dans Agadès d'importants trafics de
faux billets, dollars et francs CFA essentiellement, de facture approximative
mais facilement utilisables en Afrique et en Libye, et accessibles
pour environ un cinquième de leur valeur. Les trafiquants ont
en fait chacun leur domaine de spécialité. Et si les
trafiquants nigérians sont nombreux, aucune mafia ne domine
Agadès face à une police débordée - et
demeurant stricte avec les seuls Nigériens.
Les voies des clandestins sont les mêmes depuis plusieurs années.
Certains pays de la région ont entre eux des accords de libre
circulation, d'autres non. Les douaniers eux-mêmes parfois s'emmêlent.
Certains, dans la zone africaine subsahélienne, se laissent
parfois soudoyer pour l'équivalent de quelques dizaines de francs
et apposent alors un cachet d'entrée. Un enjeu tactique pour
les migrants est de faire usage des accords entre pays concernant la
libre circulation de leurs ressortissants respectifs. Par exemple,
l'Algérie ne réclame aucun passeport pour les ressortissants
du Mali, pays limitrophe. Mais lorsque de nombreux migrants arborant
passeport malien traversent la frontière nigério-algérienne,
les autorités algériennes, aujourd'hui, les refoule :
il s'agit très vraisemblablement de fraudeurs ayant fait faire
leurs faux papiers à Agadès.
Depuis Agadès, les camions de fret qui transportent les clandestins
les déposent quelques kilomètres avant la frontière
: les migrants continuent à pied, en file indienne et souvent
de nuit, un bidon d'eau à la main, parfois sur une trentaine
de kilomètres. Ils tentent de passer la frontière en
dehors des points de passage. De nombreux témoins racontent
le flux quasi continu de ces marcheurs du désert qui risquent
leur vie s'ils s'égarent. D'autres clandestins paient des camions
qui traversent la frontière, généralement libyenne,
en dehors des pistes et évitent ainsi les contrôles. Mais
un de ces camions s'est perdu en mai dernier dans le désert,
et 140 de ses 165 passagers ont été retrouvés
morts de soif. Depuis, les camions en partance pour la Libye depuis
les villes nigériennes sont étroitement surveillés
: ils n'ont plus le droit de prendre des passagers. Tout le trafic
est en panne. Dans Agadès, les candidats au départ vers
la Libye tournent en rond. Un Libyen d'Agadès, en charge d'un
trafic de clandestins vers son pays d'origine, commente le problème
sur le pas de porte de sa belle maison dans Agadès, parmi les
préparatifs de la fête célébrant la naissance
d'un nouvel enfant dans sa famille : " On voudrait essayer de
réorienter le trafic vers l'Algérie. "
Pourtant, à l'exemple des trois Syriens voyageurs, toutes les
migrations passant par Agadès ne sont pas exclusivement tournées
vers l'Europe. Le long des routes qui mènent à la ville,
se sont reconstruits de nombreux villages de Touaregs, revenus du sud
de l'Algérie où ils s'étaient réfugiés
pendant la guerre qui les opposait à l'État nigérian.
Sur la route également redescendent vers le sud du Niger quelques
camions de Nigérians appartenant à la confrérie
musulmane des Tigériens - ils reviennent d'une visite à leur
chef spirituel. De nombreuses voitures, en sens inverse, remontent
des ports de Lomé au Togo et de Cotonou au Bénin jusque
Agadès parfois, ou Arlit : voitures d'occasion en provenance
d'Europe, elles sont revendues à l'intérieur du continent.
Le phénomène migratoire est intrinsèquement liée à la
vie africaine - notamment dans l'espace nomadique et commerçant
constitué par les contrées du désert et du Sahel.
Mais l'attraction de l'Europe s'y révèle bel et bien
de plus en plus forte.
Karine Gantin
Archives du journal "l'Humanité" 26 juillet 2001 |
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