LA CONSTRUCTION
DU MYTHE TOUAREG
Quelques remarques et hypothèses
Par Paul Pandolfi
Ethnologies comparées
source : www.ethno-comp.net
N°7 Printemps 2004 « Figures sahariennes »

En 1995, l’association ACHAC (Association Connaissance de l’Histoire
de l’Afrique Contemporaine) publiait un livre abondamment illustré et
intitulé L’Autre et Nous . Quarante articles dus à des
spécialistes relevant de diverses disciplines y analysent les stéréotypes
qui se sont appliqués – et s’appliquent encore souvent – aux
populations qui furent les « autres coloniaux » de la France. Malgré de
notables différences contextuelles, un point commun unit ces contributions
: les stéréotypes envisagés sont très largement
dévalorisants voire stigmatisants. Un court article consacré à la
représentation des Touaregs dans le cinéma colonial échappe
cependant à cette thématique comme son titre lui-même l’indique
: « Les Touaregs ou l’exception targuie ». Non sans une certaine
gêne, l’auteur doit reconnaître que dans le cinéma
colonial les Touaregs bénéficient d’un « traitement
privilégié » et qu’ils y sont considérés
comme des « sujets ethnographiques suffisamment intéressants pour
que leur présence soit signalée comme argument publicitaire » (Foucher
1995 : 175).
De fait, une image stéréotypée particulièrement
prégnante s’attache aux Touaregs. Et à la différence
des représentations concernant la plupart des autres peuples
ayant subi la colonisation française, elle s’avère
globalement valorisante et valorisée. Certes cette affirmation
doit être précisée et nuancée. Il est
notamment nécessaire de prendre en compte tant le contexte
historique où se développent ces représentations
que le statut de ceux qui en sont à l’origine. Dans
la période qui a immédiatement suivi le massacre
de la mission Flatters (1881), toute une série d’écrits
vont développer une image extrêmement négative
des Touaregs. Mais ce ne fut là, somme toute, qu’un
bref épisode. Très rapidement, le discours positif
reprit largement le dessus et ce avant même que les Touaregs
ne soient défaits militairement par l’avancée
de la colonisation française. Tel est le cas des écrits
suscités par la présence à Alger de Touaregs
faits prisonniers lors d’une excursion qu’ils avaient
entreprise en 1887 au nord du Sahara. Les renseignements fournis
par ces hommes permirent de connaître un peu mieux leur pays,
leur société et leur culture . Mais, au-delà même
de cet intérêt « savant », ce sont les
jugements qu’ils inspirèrent sur le peuple touareg
qui nous paraissent particulièrement révélateurs.
Ainsi, Bissuel et Maupassant verront dans les Touaregs un peuple « exceptionnel » pour
l’un, « fascinant » pour l’autre, et Masqueray
dressera du chef de ce groupe de prisonniers un portrait particulièrement élogieux
.
Cette représentation positive peut facilement se repérer
dans le présent mais le fait qu’elle se retrouve également
dans le passé, depuis en somme que s’est développé – à compter
de la deuxième moitié du XIXème siècle – un
discours sur les Touaregs, est une donnée d’importance.
En effet, si l’image actuelle des Touaregs s’inscrit
aussi dans un contexte de valorisation de l’autre, dans le
cadre d’une « mode » où se conjuguent
mise en avant de l’exotique, de l’ethnique, du traditionnel,
elle ne peut cependant être analysée à ce seul
niveau, du fait même de cette profondeur historique.
Le stéréotype touareg
Jusqu’aux premières décennies du XIXème
siècle, les Touaregs sont quasiment un peuple inconnu pour
les Occidentaux. Avant l’installation française en
Algérie, on peut au mieux se référer à quelques
vagues indications sur les cartes et mappemondes ainsi qu’à quelques
lignes fantaisistes dans les géographies ou annales de voyages
qui fleurissent au début du XIXème siècle.
Avec l’expansion coloniale en Algérie, les Touaregs
changent de statut et deviennent un peuple à découvrir
et ce d’autant plus que rapidement, le Sahara apparaît
comme un espace (qu’il faudra) à conquérir
pour unifier les colonies du Nord de l’Afrique et celles
du Sahel. Cela nous vaut quelques études intéressantes
mais toujours de seconde main car tous les renseignements qui concernent
les Touaregs ont été recueillis auprès de
personnes censées avoir parcouru leur pays, généralement
des commerçants d’Afrique du Nord.
Dans ce contexte, 1864 est une date clé : cette année-là paraît
l’ouvrage d’Henri Duveyrier intitulé Les Touaregs
du Nord. L’auteur, âgé de 24 ans, vient de parcourir
pendant plus de deux ans (1859-1861) le Sahara du Nord et surtout
a résidé pendant plus de sept mois parmi les Touaregs
Kel-Ajjer . Avec ce livre-phare, la mise en place du stéréotype
touareg est en quelque sorte assurée. Certes celui-ci connaîtra
des évolutions et modifications en fonction notamment des
contextes historiques et de la position occupée par ses
différents promoteurs mais l’essentiel est désormais
en place. Ce stéréotype tient principalement en une
série de traits plus ou moins récurrents : les Touaregs
sont étranges et mystérieux (tenue, voile, localisation
géographique notamment) ; ce sont des berbères de « race » blanche,
des nomades et des guerriers. Leur islamisation est tenue pour
superficielle et la femme joue un rôle primordial dans leur
société.
J’ai déjà évoqué dans un article
antérieur (Pandolfi 2001) les caractéristiques de
cette imagerie, en tentant d’en établir les lignes
de force plutôt que de lister tous les attributs prêtés
aux Touaregs. Dans cette optique, deux points m’ont semblé déterminants.
Ce stéréotype opère par un double processus
d’éloignement et de rapprochement. Il s’agit
tout à la fois de présenter les Touaregs comme des « autres » absolus
et pour cela d’accentuer tous les traits qui renforcent leur
mystère, leur étrangeté et, dans le même
mouvement, de repérer, d’amplifier voire d’inventer
d’autres caractéristiques qui permettent d’en
faire des « proches ». Et ce, point fondamental, en
les différenciant des populations arabes d’Afrique
du Nord ou, à un degré moindre, les populations dites « noires » d’Afrique
sahélienne. C’est dire que l'appréhension des
Touaregs ne s'effectue jamais dans une simple relation duelle car,
de manière implicite ou explicite, est toujours présent
un troisième terme, un second « autre » qui
permet d'instaurer une relation triangulaire. Je me propose ici
de compléter et préciser cette affirmation.
Remarques et hypothèses sur l’origine du stéréotype
touareg
Ce n’est qu’au milieu du XIXème siècle
que les Touaregs sont « découverts » par les
Occidentaux, ce n’est qu’alors que se met en place
la représentation stéréotypée qui va
désormais s’attacher à eux. Mais l’appréhension
de ce peuple n’est pas issue du néant. Elle est largement
surdéterminée par deux discours préexistants,
la vulgate coloniale sur le Maghreb ainsi que le discours, plus
ancien encore, sur le désert et les nomades.
La vulgate coloniale
Pour l’essentiel, l’ensemble du savoir produit sur
le Maghreb à partir de la prise d’Alger, des simples
relations de voyage aux écrits à prétention
scientifique, repose sur un jeu d’oppositions binaires jugées
fondamentales. Parmi elles, on trouve bien sûr, le couple
Berbères/Arabes, exemple à la fois le plus représentatif
et le plus connu, mais également d’autres types de
clivages : nomades/sédentaires, origine sémitique/origine « européenne »,
conquérants/conquis, dominants/dominés, etc. Cette
vulgate, qui s’appuie très souvent sur une lecture
(hâtive) de l’œuvre du grand historien arabe Ibn
Khaldun dont les livres sont alors traduits en français
, constitue comme l’ont déjà noté un
certain nombre de travaux, une formidable opération de réduction
et de « simplification ethnique » au vu des écrits
antérieurs sur le Maghreb (voir notamment Pouillon 1993
et Thomson 1993).
C’est dans ce contexte que va s’élaborer et
prendre corps dès 1840 le mythe kabyle . Daumas en énonce
le postulat de base. Selon lui en effet, on se trouverait en Algérie
en présence de « deux races distinctes, la race kabyle
et la race arabe ». Une fois posée (et naturalisée)
cette dichotomie, tout le travail d’élaboration du
mythe consistera dès lors à attribuer aux premiers
une série de traits positifs et valorisants et, a contrario,
un ensemble de caractéristiques négatives aux seconds.
Par une telle opération, le Kabyle devient dès lors
un « bon sauvage » qui devrait être – aux
yeux des propagateurs du mythe – l’objet d’une
politique spécifique et conforter ainsi un idéal
assimilationniste. Tout est fait, en effet, pour voir en ces représentants élus
de la berbérité des « proches de nous ».
Mais il est bien évident que le portrait ainsi construit
ne peut se lire que par référence à celui
qui, souvent dans le même texte, est donné des populations
dites « arabes ». Nous sommes là, à nouveau,
dans une représentation triangulaire où, dans un
même mouvement, les idéologues du mythe kabyle rapprochent
d’eux un des termes pour éloigner d’autant l’autre.
Le mythe kabyle est déjà largement installé et
célébré quand, dans la deuxième partie
du XIXème siècle les Français « découvrent » le
Sahara, d’abord par des explorations puis par la conquête.
Tout indique que c’est ce schéma triangulaire qui,
pour l’essentiel, sera repris quand il s’agira d’appréhender
les populations touarègues . Les traits permettant d’attester
un rapprochement entre les Touaregs et Nous seront dès lors
systématiquement recensés et opposés à ceux
qui caractériseraient les populations arabes. En voici un
exemple parmi bien d’autres : « Quand, en deçà de
la région des dunes de l’Erg, on voit la femme arabe
telle que l’islamisme l’a faite, et, au delà de
cette simple barrière de sables, la femme touareg telle
qu’elle a voulu rester, on reconnaît dans cette dernière
la femme du christianisme » (Duveyrier 1863 : 124). Ancrée
dans une partition géographique pour le moins discutable,
l’opposition principale (« Arabes »/« Touaregs »)
est mise en place d’entrée. Dès lors, deux
traits culturels (abondamment repris dans des textes postérieurs)
seront mis en exergue : le statut de la femme et l’influence
de l’islam. La liberté de la femme touarègue
est le signe manifeste d’une résistance, de la permanence
d’une essence qui, par l’intermédiaire du motif
chrétien, rapproche les Touaregs de nous.
Les exemples de ce type sont nombreux et
l’histoire est
fréquemment convoquée pour justifier de telles affirmations.
Les Touaregs deviennent alors un résidu archaïque qui
a su et pu préserver son originalité première
et résister à la poussée arabe. C’est
dans ce cadre que prend naissance et se développe l’hypothèse
chrétienne . Dans son ouvrage Les Touaregs du Nord, après
avoir noté que le motif de la croix est particulièrement
présent chez les Touaregs, Duveyrier ajoute : « Dans
les mœurs, les traces du christianisme sont encore plus évidentes
: la monogamie, le respect de la femme, l’horreur du vol,
du mensonge, l’accomplissement de la parole donnée,
etc., etc. » (1864 : 412). Ce thème sera souvent repris
par bien d’autres auteurs au point de se conjuguer avec les
hypothèses historiques les plus farfelues, les Touaregs
devenant parfois des descendants de croisés de Saint-Louis égarés
dans les immensités sahariennes .
Au final, tous ces rapprochements culturels
se verront en quelque sorte naturalisés par les recherches portant sur l’origine
supposée des Touaregs. L’anthropologie physique interviendra
massivement afin de démontrer ce postulat : les Touaregs
font partie intégrante de la « race blanche »,
affirmation qui se retrouve tel un leitmotiv dans la plupart des écrits
consacrés au Sahara. Dans son ouvrage Dahomé, Niger,
Touareg paru en 1897, le commandant Toutée narre ainsi sa
première rencontre avec les Touaregs : « Depuis trois
jours, mon voyage prend un intérêt nouveau, nous sommes
entourés de visages blancs, figures fines, regards inquiétants,
démonstrations nombreuses d’amitié, signes
rares mais certains de haine et de perfidie. […] ces Touaregs
qui nous font si bon accueil, sont-ils des ennemis, des amis, je
n’en sais rien encore, mais ils sont blancs… » (1897
: 280, souligné par nous). Quelque quarante ans plus tard,
E.F. Gautier (1935 : 180) conclura son long et élogieux
portrait de la « race » touarègue par cette
phrase sans appel : « Cette belle race est blanche, en somme ».
Si en bien des points le modèle kabyle paraît avoir
joué un rôle déterminant dans la construction
du mythe touareg, il n’a pu cependant être transféré tel
quel. Il s’appliquait en effet à une population présentée
comme de laborieux agriculteurs sédentaires dominés
par des Arabes nomades . Il était par conséquent
nécessaire d’adapter cette grille d’interprétation
au cas touareg. C’est ici qu’est intervenu, je crois,
un autre discours : celui qui, depuis le XVIIème siècle,
avait pour objet les nomades du Moyen-Orient.
Nomades et bédouins
En France, depuis le XIXème siècle, parler de désert
c’est évoquer le Sahara. Certes, on n’ignore
pas l’existence d’autres déserts dans le monde
mais de fait, en dehors d’une mention spécifique,
l’image du désert renvoie à celle du Sahara.
Toutefois il s’agit là d’un phénomène
récent, résultat de l’expansion coloniale en
Afrique. Auparavant existait, dans l’imaginaire français,
un autre espace désertique sur lequel on a beaucoup écrit
et ce depuis le Moyen Âge : les déserts du Moyen-Orient
(et notamment le Sinaï). Cette abondante production a pour
objet le désert en tant que lieu géographique mais
aussi les populations nomades qui y résidaient, les bédouins.
Or, comme le montre bien les travaux de Sarga Moussa (1994 et 1996),
l’image du désert et de ses habitants a connu au cours
des siècles un profond bouleversement. Très schématiquement,
deux grandes périodes peuvent être distinguées
:
- Du XVIème au XVIIème siècle, la quasi-totalité des
textes consacrés au désert relèvent d’un
discours extrêmement dépréciatif. Milieu hostile à l’homme,
l’espace désertique suscite la crainte et le rejet
; il est une épreuve à laquelle doit se confronter – à ses
risques et périls – le voyageur-pèlerin. Cette
véritable « peur » du désert renvoie
bien sûr aux caractéristiques de ce milieu « extrême » mais
aussi à la présence en ce lieu des bédouins,
nomades-pillards qui constituent une menace de mort à laquelle
s’expose le voyageur. Les bédouins deviennent dès
lors « la forme radicalisée de l’imaginaire
de l’ennemi » (Moussa 1994 : 196).
- A compter de la fin du XVIIème et surtout au XVIIIème,
on assiste à une véritable réévaluation
des bédouins avec une inversion quasi-systématique
des traits négatifs qui leur étaient auparavant attribués.
Dès lors, le désert n’est plus le lieu de tous
les dangers mais davantage un monde à part dans lequel nombre
de valeurs positives des sociétés archaïques
ont pu être conservées. Quant aux bédouins,
ils seront présentés de plus en plus fréquemment
comme une « race pure », non mélangée,
un groupe humain préservé et inchangé. Ils
deviennent également une figure d’une résistance à la
tyrannie, un peuple d’hommes libres dont toutes les caractéristiques
sont désormais de remarquables qualités : hospitalité,
courage, valeur guerrière, etc.
Dans un tel discours, les bédouins, parce qu’ils
sont censés avoir résisté au changement impulsé par
le monde moderne, apparaissent souvent comme les dépositaires
de valeurs premières et ancestrales. Cette vision archaïsante
de la société bédouine répond parfaitement
aux attentes de nombre d’idéologues des XVIIIème-XIXème
siècles. On retrouve fréquemment une approche similaire
en ce qui concerne les Touaregs. Du fait même de sa hiérarchisation,
leur société a souvent été pensée
comme féodale (Pandolfi 1998 : 45-48). Mais, au-delà de
cette comparaison rapide et infondée, c’est aussi
voir dans les Touaregs, et plus particulièrement les Touaregs
nobles, les équivalents des preux chevaliers d’un
Moyen Âge idéalisé. Cette vision romantique
attribue aux Touaregs les qualités censées être
celles desdits chevaliers. Image d’autant plus récurrente
que bon nombre des militaires qui choisissent de servir au Sahara
partagent une idéologie « aristocratique » alors
combattue en Métropole et se retrouvent sur bien de points
en communion idéologique avec les nobles touaregs (Bernus
1981 ; Anderson 1990 : 384). Nul doute que cette vision tant du
désert que des peuples nomades qui y résident a dû jouer
un rôle dans la manière dont furent appréhendés
le Sahara et ses habitants au début du siècle.
Sur l’instrumentalisation du mythe
touareg
Dans l’article que j’ai déjà évoqué (Pandolfi
2001), je posais la question de l’utilisation politique et
des implications pratiques du mythe touareg. Je souhaiterais à présent
revenir sur ce point, pour nuancer mon propos d’alors car
sans doute influencé par certaines de mes lectures de l’époque
sur le « mythe kabyle », il me semble avoir accordé trop
de poids à cette problématique de l’instrumentalisation.
J’avais analysé le discours sur les Touareg essentiellement
comme un ressort politique utilisé par la puissance coloniale
et relevant du célèbre principe « diviser pour
régner ». Je ne renie pas l’intention de départ
de ce travail et je continue à penser qu’une étude
du « mythe touareg » ne peut être menée
sans poser la question de ses effets politiques. Mais en aucun
cas, on ne peut comprendre la naissance et surtout la permanence
de ce stéréotype en le réduisant à sa
seule instrumentalisation.
Pour être clair, je ne crois pas à l’existence,
dans la période envisagée, d’une politique
touarègue impulsée par les autorités coloniales
supérieures. Politique qui, dans le cadre d’une stratégie
préméditée, aurait constitué une sorte
de traduction du mythe dans le champ de l’action politique.
Tout au plus pourrait-on démontrer que les acteurs sur le
terrain ont parfois pris des décisions ponctuelles en partie
déterminées par cette vision des choses. De manière
paradoxale d’ailleurs, nombre de ceux qui dans leurs écrits
développaient cette représentation stéréotypée
des Touaregs détruisaient par leur action même, dans
le cadre de la politique coloniale, les bases de ces sociétés
touarègues. Plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs
une conscience aiguë d’une telle contradiction. Et le
motif du « regret », de la « nostalgie »,
est extrêmement fréquent dans la littérature
que les militaires coloniaux consacrent aux Touaregs à la
fin du XIXème et au début du XXème siècle.
Un bel exemple en est fourni par le lieutenant
de vaisseau Hourst. En 1895-1896, ce dernier effectue une longue
mission sur le fleuve
Niger notamment dans la région de Tombouctou où les
Français viennent de s’installer. Dans son livre,
paru en 1898, après avoir longuement narré ses rencontres
avec les groupes Touaregs de cette zone, il envisage l’avenir
: « La race se civilisera ; ses défauts, qui dérivent
tous de la violence, disparaîtront : la société moderne
aura conquis un nouveau terrain en Afrique ». Mais, tout
aussitôt, la nostalgie pointe : « Et pourtant il me
vient une réflexion : pour les Touaregs, sera-ce un bien
? Quand j’imagine leur vie errante, libre de toute entrave,
leur monde où le courage est la première des vertus,
où les gens sont presque égaux à qualités égales,
je me demande s’ils ne sont pas plus heureux que nous. [….]
Mœurs sauvages, mais du moins sentiments héroïques
et fiers. A leur transformation que gagnera le Touareg ? Les fils
de ceux d’aujourd’hui seront des citoyens. Rien ne
rappellera plus en eux les anciens chevaliers du désert.
Ils ne partiront plus en guerre, en razzi contre les tribus voisines,
ils ne pilleront plus, dira-t-on. Mais peut-être aussi, dans
une Bourse qui remplacera la tente de l’amenokal, essayeront-ils
de lancer des affaires véreuses, des mines problématiques.
Que seront-ils alors ? Des voleurs. Décidément, j’aime
mieux mes pillards : Imochar qui est libre, libre comme le lion » (1898
: 235-236).
Enfin et surtout, le « mythe touareg » déborde
largement ses seuls aspects instrumentaux : les représentations
qu’il met en avant obéissent bien souvent à une
logique proprement symbolique. Avec cette conséquence :
la connaissance du réel ne détruira pas, loin de
là, le mythe, dont les contraintes symboliques l’emporteront
sur la réalité observée voire sur le travail
scientifique. Ainsi, plutôt que de revenir sur les catégories
initiales, plutôt que de remettre en cause les oppositions
ci-dessus évoquées, on assistera tout au contraire
(si cela s’avère nécessaire) à une complexification
de ce jeu de catégories binaires. A cet égard, l’anthropologie
physique constitue un champ d’observation privilégié.
Quand au début du XXème siècle elle s’applique
aux populations sahariennes, le résultat est déjà fixé d’avance
: les Touaregs appartiennent à la « race blanche ».
Si, comme cela est souvent le cas, l’échantillon étudié rend
difficile le maintien d’une telle affirmation, alors seront
créées diverses sous-catégories qui permettront
tout à la fois de rendre plus ou moins compte de la complexité observée,
mais aussi de maintenir malgré tout le postulat initial.
Ainsi en 1909, le Dr. Atgier, qui fonde
son travail sur l’étude
anthropologique d’un groupe de Touaregs venus à Paris
pour une exposition, doit avouer son embarras . Un seul individu
semble, selon lui, relever de sa catégorie des « Touaregs
(berbère), type basque ». Il est donc contraint de
créer d’autres catégories (« Touareg-nigritien » et « Négro-Touareg »)
afin d'expliciter la réalité observée. Mais,
au final, la hiérarchisation de la société touarègue
lui permet de sauver l’essentiel : « Il résulte
de cette étude que les Touaregs présentés
en ce moment à Paris, sont tous plus ou moins métissés
par l’élément nègre. […] Il est
facile de comprendre en effet que des Touaregs de race noble n’auraient
pas consenti à une telle exhibition et à de telles
comédies journalières. […] Il est donc tout
naturel que les Touaregs présentés à Paris
soient de cette troisième caste, dans laquelle le nègre
se confond avec le nigritisé ou le serf-touareg » (1909
: 241-242). Quelques années plus tard, Verneau, commentant
les différentes mensurations ramenées par la mission
de Gironcourt, a recours à la même stratégie.
La structure hiérarchique de la société touarègue
est à nouveau convoquée et les nobles Touaregs décrétés « purs » car
ils « évitent les mésalliances » et « ce
sont eux qui peuvent nous révéler les caractères
typiques du groupe » (1916 : 55). Les dites caractéristiques
aboutiront à un résultat sans surprise : les Touaregs
nobles se voient rapprochés des Français, des Celtes
et des Belges (ibid. : 79).
Conclusion
Les considérations qui viennent d’être développées
s’insèrent dans une recherche ayant pour objet l’imagerie
touarègue. En ce sens, elles complètent et précisent
des travaux précédemment publiés dans cette
même revue (Pandolfi 2001 et 2002). Le stéréotype
touareg s’est construit dans le cadre d’une relation
triangulaire. La schématique opposition Nous/Eux est insuffisante
pour en rendre compte car le second terme n’est jamais unique
ni homogène. La figure du Touareg ne peut se comprendre
sans référence à ces seconds autres (souvent
dévalorisés) que sont les populations dites « arabes » ou « noires ».
Par ailleurs, les processus de stéréotypisation ne
surgissent pas ex nihilo et s’appuient sur des éléments
préexistants. Dans le cas précis, deux discours nous
paraissent avoir joué un rôle déterminant :
la vulgate coloniale avec ses divers couples antinomiques (Arabes/Berbères,
nomades/sédentaires, dominants/dominés…) mais
aussi le discours qui depuis le XVIIIème siècle valorise
le bédouin nomade à partir de l’exemple moyen-oriental.
C’est à un véritable « bricolage » entre éléments
issus de ces deux représentations qu’on assiste alors.
Cette stéréotypisation n’est pas pure construction
formelle, elle doit être mise en rapport avec les stratégies
politiques développées par la puissance coloniale.
Mais là encore, le pluriel est de mise car la politique
coloniale a pris des formes diverses au cours du temps. Outre la
prise en compte des différents « moments historiques » et
des éventuelles variations/modifications du stéréotype
en fonction du contexte, il est nécessaire de situer le
plus précisément possible ces émetteurs. Il
y a là, nous semble-t-il, un champ d’investigation
qui pour l’instant n’a été que très
peu défriché. Cette réflexion nécessaire
ne doit cependant pas conduire à une vision purement utilitariste
: le stéréotype obéit aussi (et peut-être
surtout) à une logique symbolique. L’indispensable
effort de contextualisation ne saurait tout expliquer… tant
les stéréotypes ont la vie dure !
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