La
plus ancienne écriture
de l'Afrique du Nord, le lybique, a plus de 3000 ans d'âge
Par Malika HACHID**
"
Notre écriture à nous, en Ahaggar est une écriture
de nomades parce qu'elle est tout en bâtons qui sont les jambes
de tous les troupeaux. Jambes d'hommes, jambes de méhara, de
zébus, de gazelles, tout ce qui parcourt le désert. ét
puis les croix disent si tu vas à droite ou à gauche. ét
les points, tu vois, il y a beaucoup de points. Ce sont les étoiles
pour nous conduire la nuit, parce que nous, les Sahariens, nous ne
connaissons que la route, la route qui a pour guide, tour à tour,
le soleil puis les étoiles. ét nous partons de notre
coeur, et nous tournons autour de lui en cercles de plus en plus grands,
pour enlacer les autres coeurs dans un cercle de vie, comme l'horizon
autour de ton troupeau et de toi-même."
DASSINE OULT YEMMA, musicienne et poétesse de l'Ahaggar.
Nul
doute que l'apparition de l'écriture soit un événement
majeur. Ici aussi, comme pour le métal, son apparition dans
l'art rupestre est bien plus précoce qu'on ne le croyait et
qu'il n'a été partout écrit. C'est donc une plus
grande ancienneté que nous allons défendre, mais aussi
l'idée d'une origine autochtone de l'écriture des Paléoberbères,
indépendante de l'écriture phénicienne ou de sa
variante punique auxquelles on l'a souvent liée. L'hypothèse
d'une genèse locale de cette écriture n'a rien de nouveau
ni d'original, plusieurs linguistes ayant depuis longtemps défendu
cette thèse bien avant nous, une thèse à laquelle
nous avions tenté d'apporter de nouveaux éléments
lorsque nous avons étudié les gravures rupestres de l'Atlas
saharien, notamment la Période libyco-berbère de cet
art (Hachid M.1992).
Nous versons, ici, au dossier, des inscriptions que nous avons recueillies
au Tassili et dans la Tadrart Acacus: nous les considérons comme
les plus anciennes inscriptions libyques que l'on connaisse, peut-être
même comme les premières manifestations de cette écriture.
La question de l'origine du libyque se présente sous trois aspects:
cette écriture est soit un emprunt à l'alphabet Phénicien,
soit une invention locale, ou encore un emprunt à un prototype
fort ancien que l'on ne connaît pas encore. Qu'il y ait eu ensuite
des contacts et des échanges entre le libyque et le phénicien,
le punique ou autres écritures, est une chose tout à fait
possible, notamment en ce qui concerne l'invention de l'alphabet.
Avant d'aborder les éléments en faveur, ou défaveur,
de l'une ou l'autre de ces trois hypothèses, voyons d'abord
l'écriture elle-même.
Les caractères libyques, d'une simple et délicate géométrie
non cursive, constituent une des plus anciennes écritures connues
au monde, la première et la seule écriture autochtone
d'Afrique du Nord. Comme pour les Libyens, le terme "libyque" vient
du nom de la Libye, terme par lequel les Grecs désignaient l'Afrique.
Le lybique dans lequel s'exprimaient et écrivaient les premiers
Berbères figure aux côtés des autres langues énigmatiques
de notre Terre comme celle dite "linéaire A" de Crète,
ou celle de l'île de Pâques. Si la persévérance
permet de plus en plus de déchiffrer les glyphes mayas, pourtant
si complexes, le libyque ancien attend toujours son Champollion, lequel,
dès 1838, préfaçant le Dictionnaire de la langue
berbère de Venture de Paradis, établissait déjà une
parenté entre la langue berbère et l'égyptien
ancien.
Malgré la forme moderne du libyque, les tifinagh, que les Touaregs
sont les seuls parmi les Berbères à avoir conservés,
malgré l'inscription bilingue en punique et libyque du temple
de Dougga (Tunisie), datée de l'an 138 ou 139 avant notre ère
(10e année de Micipsa, roi des Numides), qui a permis de transcrire
l'alphabet libyque oriental, malgré les quelque 1200 inscriptions
publiées dont la majorité provient du pays massyle, berceau
de la Numidie berbère (Camps G. 1996, p. 2564), sans compter
toutes celles qui ont été peintes et gravées sur
les rochers du Sahara - les plus mal connues - la langue des Paléoberbères
reste indéchiffrée, même si on connaît la
valeur d'une partie de ses signes! A l'heure où les paléo-linguistes
retrouvent et reconstituent des langues mortes qui remontent à la
préhistoire en comparant les langues qui en sont issues, on
ne sait pas encore lire le libyque!
On s'est passionné pour le punique ou le grec, mais pas pour
le libyque, et ce désintérêt est déjà fort
ancien. Ni Hérodote, ni Pline, ni Shabon n'ont daigné faire
quelque commentaire sur cette langue, une langue dont la répartition
géographique est pourtant vertigineuse: du Nil occidental et
de la Nubie, à l'est, jusqu'aux îles Canaries à l'ouest
et de la Méditerranée au Sahel. Une inscription sur bois,
objet rare, l'inscription du chajasco d'él Hoyo de los Muertos,
découverte dans l'île de él Hierro dans l'archipel
canarien, qui daterait du Xe siècle, est constituée de
l3 signes qui ont été rapprochés des alphabets
libyques de l'ouest de l'Afirique du Nord ou des alphabets touaregs!
(Cuscoy D. et Galand L.1975).
L'élite dominante protoberbère de la Préhistoire,
puis paléoberbère, en étendant sa souveraineté à toute
l'Afrique du Nord, confère un tel prestige à sa langue
que seule celle-ci sera parlée au Sahara avant l'arrivée
de l'hébreu et de l'arabe.
Si le berbère a fait disparaître les langues qui l'ont
précédé au Sahara - comme l'expansion indo-européenne
a fait disparaître les langues antérieures, dont le basque
reste le cas le plus spectaculaire (Basques qui, malgré les
millénaires de métissage, ont gardé certaines
particularités génétiques, comme le plus haut
pourcentage mondial du gène codant le rhésus négatif)
-, il est très probable que des populations résiduelles
mises en servage ou en esclavage ont longtemps continué de parler
le nilo-saharien ou le niger-kordofanien dans leurs oasis avant que
ces parlers soient à leur tour absorbés par le berbère.
Pourtant, le complexe de supériorité du nord se manifeste
déjà: seul, un auteur africain, Fulgence, au Ve siècle,
précise que l'alphabet libyque compte 23 signes, tandis qu'au
siècle suivant, Corippe, du haut de la civilisation qu'il représente, évoque
cette langue pour nous en dire du... mal. Strabon, Diodore de Sicile,
parlant du célèbre oracle d'Ammon de l'oasis de Siwa,
décrivent la cérémonie durant laquelle l'image
du dieu était portée dans une procession à travers
l'oasis suivie de femmes chantant "[...] des hymnes grossiers
dans la langue libyenne.". Quant à Salluste, c'est à peine
s'il fait remarquer que les Numides parlent une autre langue que celle
des Phéniciens.
On sait par l'histoire que la première occurrence du mot "barbare" se
trouve chez Homère, dans l'Iliade. élle désigne
plus exactement le langage des Cariens peuple asiatique lié aux
Troyens. Selon Homère, les Cariens sont "barbarophones" c'est-à-dire
ceux qui parlent mal leur propre langue. Parler en barbare c'est parler
en borborygmes. Le redoublement, considéré comme grotesque,
de la première syllabe (bar-bar) désigne celui qui parle
mal jusqu'à sa propre langue. Plus tard, chez Platon et Aristote,
les Barbares seront ceux qui sont étrangers à la langue
de la civilisation, le grec, bien sûr. Montaigne se montre plus
objectif en disant que "Chacun appelle "barbarie" ce
qui n'est pas de son usage".
Ces auteurs grecs et romains, si dédaigneux de la langue des
Libyens, ne pouvaient pas savoir que leur langue mère, le proto-indo-européen, était
apparu il y a 6 000 ans seulement, alors que l'afrasien remonte au
moins à 17 000 ans, que le français, l'italien, l'espagnol,
le roumain, langues romanes, dérivent de la langue latine parlée
dans l'Empire il y a 2 000 ans, alors que le berbère s'est probablement
individualisé avec les Protoberbères, il y a environ
8 000 à 7 000 ans. Le mépris des cultures, ou des pays
dominants, ne datent finalement pas d'aujourd'hui.
Les spécialistes déplorent que les inscriptions sahariennes
soient courtes et pauvres, qu'elles se limitent à des souhaits,
des avertissements, des déclarations amoureuses, des indications
sur une piste, un point d'eau, un abri-refuge. Le corpus du libyque
est presque entièrement constitué des inscriptions recueillies
en Numidie (Tunisie septentrionale et Algérie orientale) et
dans les Mauritanies césarienne et tingitane (Algérie
centrale et occidentale et Maroc septentrional), c'est-à-dire
au Maghreb. Mais si on s'attelait à recenser et déchiffrer
ces innombrables inscriptions sahariennes - et surtout les plus anciennes
qui accompagnent les chars -, ne découvrirait-on pas un jour
qu'un chroniqueur rupestre a peint quelque message significatif, peut-être
même le nom de l'Egypte, des Peuples de la mer ou de Carthage?
On sait donc que le libyque appartient à la famille afrasienne
comme l'égyptien et le sémitique. L'écriture est
alphabétique et consonantique, elle se lit généralement
du bas vers le haut quoique sa disposition et son orientation soient
très libres et même fantaisistes, dessinant parfois de
jolis boustrophédons. La difficulté de son déchiffrement
réside dans la complexité de sa structure: la non séparation
des mots, la non notation des voyelles dont la fonction dans le texte
est de surcroît diversifiée... Imaginez que vous ayez à lire,
sans connaître la langue, un texte en allemand où les
mots ne sont pas séparés, sans aucune voyelle, avec la
possibilité de mettre à la place de la voyelle non énoncée
aussi bien un a, un i ou un o! Lionel Galand, qui, depuis de fort nombreuses
années, tente d'élucider cette écriture rebelle,
donne le meilleur et le plus humoristique des exemples pour illustrer
ces difficultés en écrivant: IIECOII = "ltmbl" pourrait être
traduit par "elle est aimable", "l'automobile",
ou encore "il tue ma belle" (Galand L 1991, p. 56)! Sans
compter l'évolution que l'écriture a nécessairement
connue, à l'instar de celle qui sépare le français
actuel de celui des temps médiévaux, par exemple.
Longtemps, les linguistes ont considéré qu'il existait
dans l'Antiquité trois alphabets libyques qui se différenciaient
par le nombre de leurs lettres et leur répartition géographique.
Le premier était dit oriental, le second occidental et le troisième,
saharien. Mais il semble que la réalité soit bien plus
complexe: "On a longtemps considéré qu'il y avait
un alphabet "oriental" pour la partie est du domaine et un
alphabet "occidental". Cette dichotomie commode ne correspond
pas, en fait, à la réalité [...] et, comme l'a
montré Lionel Galand, "il faut renoncer à tracer
une limite géographique précise entre les deux alphabets
qui sont comme autant de facettes d'une culture" - alphabets qui
correspondent vraisemblablement à des états de langue
aussi variés pour ces époques anciennes qu'ils le sont
aujourd'hui" (Aghali-Zakara M. et Droutin J. 1997, p.101). Le
terme générique "libyque", le berbère
de l'Antiquité, recouvrirait donc différents alphabets
ayant des caractéristiques communes mais dont l'expansion, dans
l'espace et dans le temps, a abouti à la diversification d'une
partie des signes et de leur valeur. Selon ces mêmes auteurs: "A
part quelques manifestations tardives, la pratique de cette écriture
a disparu au nord de l'Afrique, vraisemblablement à la fin de
la domination romaine, vers le Ve siècle après J.-C." (idem,
p. 102). On sait effectivement que cette écriture ne s'est conservée
que dans le groupe des Berbères Touaregs du Sahara et du Sahel.
Mais, s'agissant du nord de l'Afrique, notamment de l'Atlas saharien,
il existe des inscriptions qui, d'après le contexte, sont postérieures à la
période romaine: nous pensons donc que la pratique de l'écriture
berbère, en tous les cas dans l'Atlas saharien, s'est conservée
bien après la période romaine.
C'est à peine si les sources classiques accordaient aux alphabets
occidental et oriental, considérés comme contemporains,
une ancienneté remontant au IIIe ou IIe siècle avant
J. -C., bien que la supposition qu'ils soient bien plus anciens ait
aussi été défendue. En effet, à Tiddis,
en Algérie orientale, la datation d'une sépulture contenant
des poteries, dont l'une portait des caractères libyques, indiquait
qu'une plus grande ancienneté était possible. Plusieurs
stèles portant des inscriptions libyques se situaient entre
le IIIe siècle avant et le Ve après J. -C.
C'est un document rupestre qui devait mettre en garde les spécialistes
sur une plus grande antiquité possible du libyque. A Azib n'Ikkis,
dans le Yagour (Haut Atlas marocain) se trouve une gravure représentant
un cartouche anthropomorphe dans lequel s'inscrivent quinze à seize
caractères libyques (Hachid M. 1992, t. 2, fig. 257). Le contexte
iconographique de cette gravure, notamment un grand nombre d'armes
métalliques, faisait remonter l'ensemble à l'âge
du Bronze. Se basant sur le contexte archéologique, Gabriel
Camps en déduisit que cette inscription pouvait être bien
antérieure aux VIIe-Ve siècles avant notre ère
(Camps G. 1996).
Signalons que, depuis, cette inscription a été gravement
détériorée par une main vandale qui a, en quelques
minutes, détruit un document archéologique fondamental
et des millénaires d'histoire. Nous devrions, chercheurs maghrébins
que nous sommes, avec les spécialistes et les autorités
responsables du patrimoine, contribuer à protéger ces
précieux témoins.
L'ancienne thèse de l'existence
de trois alphabets localisait le troisième dans la Berbérie
présaharienne et saharienne, territoire des Gétules et
des Garamantes. C'est celui qui nous intéresse ici et c'est
malheureusement le plus mal connu et le plus mal situé dans
la chronologie. De plus, on sait aujourd'hui que les inscriptions sahariennes
se divisent à leur tour en plusieurs alphabets quasi régionaux.
Au Sahara central, plus exactement à Djerma, au Fezzan, les
fouilles ont révélé des amphores gravées
de caractères d'écriture datés du Ie siècle
de notre ère. A Bu Njem, en Tripolitaine, on possède
les preuves archéologiques que les Garamantes possédaient
un alphabet particulier au IIe siècle de notre ère. On
sait par le mausolée du personnage dit de "Tin Hinan", à Abalessa
(Ahaggar), où des blocs ayant servi à la construction
portaient des inscriptions interrompues par leur débitage, que
les tifinagh récents peuvent remonter au moins au Ve siècle
de notre ère, date à laquelle fut érigé cet
important édifice funéraire.
Cela donne donc aux tifinagh anciens une plus grande ancienneté que
celle qu'on leur prêtait au départ et les fait très
vraisemblablement contemporains des autres "écritures libyques
du nord" (Gabriel Camps).
Les Touaregs attribuent l'invention de leur écriture à un
héros fondateur, Amamellen (qui signifie "celui qui possède
la clarté") ou Aniguran (se traduisant par "proverbe
ou énigme, étant compris"), héros fondateur
de la culture touarègue. Il s'agit de ces nombreux tifinagh
qui "marquent le moindre relief du Sahara et qui commencent par:
nek, c'est-à-dire par les lettres I = ien et :- = iek, qui veulent
dire "Moi, un tel...". Les Touaregs arrivent à en épeler
la plupart des caractères quoiqu'ils n'en comprennent pas toujours
le sens et que quelques-uns des signes aient aujourd'hui disparu. Ces
tifinagh, bien sûr, annoncent les tifinagh récents en
usage aujourd'hui, et qui commencent par le traditionnel: awa nek (c'est
moi un tel...).
Henri Lhote pensait que les inscriptions sahariennes se divisaient
en trois groupes. Les tifinagh les plus anciens apparaissaient dans
un contexte caballin uniquement, avec des gravures de chevaux et des
cavaliers bitriangulaire à plumes, tenant un bouclier rond et
portant un couteau-pendant de bras; ils commençaient par : =
ieh, 0 = ier, = (?) et étaient intraduisibles. On se demande
quelle est la relation entre cette formule usitée au Tassili
et en Ahaggar, et celle, relativement répandue dans l'Adrar
des Ifoghas, l 'Adrar Ahnet et l'Aïr, qui comporte aussi les deux
premières lettres (ieh et ier), mais dont la troisième
diffère, l'ensemble signifiant "Je suis à la trace
de...", suivi généralement d'un nom propre féminin.
C'est le personnage que cet étage reproduit qui correspondrait
donc à Amamellen. Le deuxième groupe identifié par
Henri Lhote se constituait de caractères introduisant les tifinagh
actuels puisque les Touaregs arrivent à les traduire partiellement;
ces dernières apparaissent dans un contexte camelin et débutent
souvent par la formule traditionnelle : = iaou, l = ien, :- = iek,
qui signifie: awa nek, "C'est moi...". énfin, les
tifinagh actuels formaient le troisième groupe. Le fait que
ces inscriptions soient lues entièrement, partiellement, ou
qu'elles échappent à tout déchiffrement est significatif
de la variété des signes et de leur évolution à travers
le temps. S'agissant des innombrables inscriptions rupestres du Sahara,
il est tout à fait vrai que leur déchiffrement ne sera "[...]
rendu possible que par des recensements systématiques et une
comparaison méthodique des textes bien localisés" (Aghali-Zakaria
M. et Drouin J. 1997, p.102). C'est en ce moment l'objectif d'un groupe
de chercheurs de l'Ecole pratique des hautes études, au seins
du Recueil des Inscriptions libyco-berbères.
La série chronologique d'Henri Lhote doit aujourd'hui être
corrigée, du moins dans sa partie initiale. Comme nous allons
le voir, le premier groupe n'est pas le plus ancien, sachant que les
premiers caractères d'écriture qui apparaissent au Sahara
central sont des signes libyques, peints et associés au peuplement
bien défini des Paléoberbères dans un contexte
animalier où la girafe existait encore au Tassili. Un élément
semble toutefois bien établi: les tifinagh anciens figurent
dans un contexte exclusivement caballin, avant que le dromadaire n'apparaisse
au Sahara.
Le terme "tifinagh" est le pluriel de tafinek (dans le système
phonologique du berbère, gh et q sont les allophones d'un même
phonème). Il pouvait signifier "les phéniciennes
ou les puniques" (Punica): c'est sur cette base étymologique
que l'on a admis que l'alphabet libyque s'était inspiré en
partie ou en totalité du système d'écriture punique,
d'autant que, on le sait, six de ses lettres ont une forme tout à fait
similaire à ce dernier. Cet argument étymologique pour
prouver l'origine punique du libyque est loin d'être convaincant
et a très bien été réfuté par Gabriel
Camps qui rappelle que "[...] les chiffres arabes sont persans
et les figues de Barbarie, américaines"!
D'autres explications étymologiques possibles du terme tifinagh
ont récemment été proposées par Salem Chaker.
La première est qu'il existe dans l'Adrar des Ifoghas un verbe "efne" qui
signifie écrire. La seconde est que la racine FNQ est contenue
dans l'une des dénominations du coffre domestique kabyle: afniq.
Sachant que ces coffres ont été utilisés en guise
de cercueil dans l'Antiquité punique et libyque, Salem Chaker
se demande: "[...] l'emprunt punique supposé n'est-il pas
d'abord une influence au niveau des rites funéraires? ét
le terme tifinagh n'aurait-il pas d'abord signifié pour les
Berbères "les épitaphes", dont la pratique
aurait été empruntée aux Puniques, plutôt
que "les phéniciennes/puniques"? (Chaker S. et Hachi
S. 1999, p.10). Si l'existence d'un verbe qui signifie "écrire" en
berbère est fort intéressante, un emprunt du terme "épitaphe" en
punique nous apparaît plutôt tardif, sachant qu'à cette
date l'écriture libyque est déjà constituée,
comme nous allons essayer de le démontrer.
Pour tenter une évaluation chronologique de la période à laquelle
les caractères du libyque ont pu être mis au point, dans
l'optique d'une genèse locale, nous basant bien sûr sur
les données que la linguistique a recueillies sur la nature
de cette écriture, nous ferons aussi appel à des éléments
archéologiques et historiques. La première question que
nous nous posons est de savoir si le libyque ne pourrait pas être
aussi ancien que le phénicien lui-même ou le punique,
assez pour que l'on puisse proposer que ses lettres ne puissent en
dériver!
On attribue l'invention de l'alphabet aux Phéniciens vers l300/l200
ans avant J.-C., mais on sait aujourd'hui que le principe de l'alphabet
est né bien avant. L'alphabet phénicien se répand
vers 1000 avant J.-C. en Méditerranée et vers l'Asie,
porté par l'activité du négoce et les nécessaires
contacts entre les royaumes et les peuples. C'est ainsi qu'entre autres
peuples de la Méditerranée orientale, il est adopté par
les Grecs vers 800 ans avant J.-C. Cette hypothèse voudrait
donc que les groupes paléoberbères en aient fait autant.
Sur le plan historique, cette hypothèse paraissait encore plus
défendable puisque les plus anciennes inscriptions libyques étaient
considérées comme postérieures aux premières
colonies phéniciennes en Afrique du Nord, datant de 1200 avant
J.-C., et même à l'établissement de Carthage en
8l4 avant notre ère. Mais déjà Stéphane
Gsell devait protester, considérant que si le libyque et le
punique présentent, certes, plusieurs signes communs, les caractères
puniques sont généralement cursifs et se présentent
horizontalement alors que dans le libyque, ils sont anguleux et géométriques,
et placés verticalement pour les plus anciennes.
Comme nous l'avons dit précédemment, la théorie
selon laquelle le libyque pourrait être tout ou partie une invention
originale possède ses supporters. én 1959, J.G. Février
voyait dans l'écriture libyque un mélange de lettre empruntées
et de lettres puisées dans "[...] un vieux répertoire
local: tatouages tribaux, marques de propriété, signes
gravés sur les pierres de taille..." (Février J.G.
1959, p. 325). Selon Lionel Galand, il a pu exister une graphie libyque
sur laquelle, effectivement, le punique a pu exercer une influence
(Galand L. 1989, p. 110). Cette graphie originale était en mesure
d'emprunter quelques lettres et d'en aménager d'autres, tout
en ayant les siens propres. Selon Gabriel Camps, partisan de l'existence
de prototypes fort anciens, desquels dériveraient les alphabets
phénicien et libyque, "en fait, il n'es guère possible
de fixer les origines de l'écriture libyque" (Camps G.
1987, p. 202). Quant à Salem Chaker, il fait remarquer que le
libyque apparaît partout tel qu'on le connaît dans son
aspect géométrique sans être précédé de
stades intermédiaires qu'on ne possède pas, stades qui
pourraient représenter une transition ou une évolution
progressive du libyque à partir d'un modèle phénicien
ou punique, comme c'est par exemple le cas entre le phénicien
et le grec archaïque ou la séquence araméen/nabatéen/arabe
(Chaker S. et Hachi S. 1999, p. 8).
Outre la linguistique, il existe des éléments ou d'autres
voies d'investigation que l'on peut verser au dossier compliqué de
l'apparition du libyque: il s'agit des peintures rupestres et des découvertes
faites au cours des fouilles archéologiques au Sahara, d'une
part, de l'histoire antique de la Méditerranée, d'autre
part.
Nous devons à nos années passées dans l'Atlas
saharien et le Tassili, y observant des centaines d'inscriptions gravées
et peintes, l'intuition d'une genèse locale du libyque. L'argument
peut paraître subjectif, mais la fréquentation du terrain
est un élément fort important. Si les physiciens, mathématiciens
et astrophysiciens d'aujourd'hui, parmi lesquels des noms célèbres
comme celui de Newton ou Einstein, ont parfois accédé à des
découvertes fondamentales grâce à des théories
qui ont été vérifiées par la suite, des
théories souvent bâties sur une grande part d'intuition
de l'aveu même de ces célèbres chercheurs, on se
demande pourquoi la même démarche serait interdite aux
archéologues dans la mesure où leurs hypothèses
peuvent trouver preuve.
Dans l'Atlas, nous remarquions que les inscriptions rupestres étaient
postérieures à la période du char et du cheval,
un constat qui nous étonnait, car, au Tassili, nous commencions à découvrir
que char et cheval, écriture et métal semblaient aller
de pair (aussi, nous ne serions pas surprise si dans l'Atlas des caractères
d'écriture se
trouvaient un jour associés au char et au cheval). Les inscriptions
atlasiques que nous avons soumis à Salem Chaker lui permirent
de les rattacher à un alphabet occidental avec des caractères
sahariens anciens (in litteris) (Hachid M. 1992).
Le fouillis géométrique des parois de l'Atlas fut pour
nous décisif. Nous avions été frappée par
ce riche cortège de signes géométriques marquant
les rochers, parmi lesquels des signes très proches du décor
géométrique des arts populaires actuels (tissage et tapisserie,
poterie, sculpture sur bois, tatouages, peintures murales, forme et
décors des bijoux). Il nous paraissait clair que ces signes étaient
déjà de véritables idéogrammes, des symboles,
une sorte de graphie naissante, porteuse de sens.
Cette hypothèse allait se renforcer avec les prospections que
nous fîmes dans la région de Tébessa (nord-est
de l'Algérie). Nous y vîmes des sites rupestres inédits
reproduisant exactement les mêmes signes géométriques
que ceux ornant les coquilles d'oeuf d'autruche des Capsiens, ces premiers
Berbères dont l'une des caractéristiques culturelles
essentielles, voire identitaires, est celle du décor géométrique
qui marque tous leurs objets utilitaires et leur parure. Nous avons
alors publié un motif à l'allure décorative, mais
ayant déjà un sens précis: un arbre, peut-être
le palmier (Hachid M. 1982, fig. 297) en écrivant: "Le
palmier est avec le dromadaire le plus grand ami du Saharien; chez
les Kabyles comme chez les Touaregs le palmier est la maison des anges"
Aujourd'hui, l'interrogation de Salem Chaker et de Slimane Hachi: "Ne
doit-on pas plutôt envisager d'emblée un processus de
développement endogène à partir de pratiques non
scripturaires, en tout cas non alphabétiques?" (Salem S.
et , Hachi S. 1999, p. 2), vient rejoindre l'avis des partisans d'une
origine locale du libyque et conforter ce que nous écrivions
sur les gravures géométriques de l'Atlas saharien: "De
plus en plus réduites, les figures tendent à se géométriser
et la période libyco-berbère entre progressivement dans
la voie de l'abstraction. De nombreux motifs au tracé rectilinéaire,
ignorant le volume et la courbe, apparaissent dès l'étage
caballin et se multiplient surtout en milieu camelin - losange, triangle,
carré et rectangle, marelle, ligne brisée, chevrons,
signe en M, barbelures, branche, croix... C'est ce même cortège
de motifs que l'on retrouve aujourd'hui dans les arts populaires...
Avec les temps protohistoriques et historiques, le dessin figuratif
tend à disparaître; le style géométrique
envahit les parois et peu à peu cet art se confine aux graffiti.
Au début de ce processus, entre la fin de la période
des chars et le début de la période libyco-berbère,
on ne sait d'où ni comment surgissent les premiers caractères
d'écriture." (Hachid M. 1992, p. l47). On ne peut, dans
ce cas, admettre l'idée d'un emprunt total au punique.
Ces mêmes auteurs font remonter ce processus à l'art rupestre
caballin du Tassili: "[...] les artistes du caballin ont été ceux
qui ont inauguré, puis généralisé de manière
graduelle, le schématisme à base géométrique.
Ce style, nouveau, en nette opposi avec le réalisme et la diversité des
représentations bovidiennes, correspond à un profond
changement dans le graphisme..." (idem, p. 5). Ce constat est
certes valable en ce qui concerne les gravures de l'Atlas saharien,
mais pour le Tassili et le Sahara, le graphisme géométrique
est bien plus ancien que la période caballine. S'agissant du
Sahara central, nous pensons que, des Protoberbères Bovidiens
aux Paléoberbères, il y a certes un changement de style
dans l'art de la peinture, dans la mesure où les premiers s'inscrivent
encore dans un art figuratif alors que les seconds abordent un traitement
des figures plus stylisé et plus géométrique.
Néanmoins, l'apparition de motifs géométriques
est plus ancienne que ne l'estiment Salem Chaker et Slimane Hachi:
les peintures que les Protoberbères Bovidiens du néolithique
appliquaient parfois sur toute la surface de leur corps, le décor
des vêtements, notamment féminins, sont déjà investis
de motifs divers pouvant se prêter peu à peu à l'esquisse
d'un graphisme symbolique, s'il ne l'était pas déjà...
Partout dans le monde, chez les peuples premiers, les peintures corporelles
ont une importance capitale d'un point de vue magico-religieux. Pour
les Protoberbères Bovidiens, nous pensons que les peintures
corporelles (qui pouvaient aussi être des tatouages) jouaient
déjà le rôle de "marqueur", chaque groupe
ayant les siennes, les uns préférant les zébrures,
les autres, les lignes ondulées, d'autres encore, les motifs
géométriques. S'il y a différence dans ce décor
corporel qui marque l'appartenance tribale, c'est qu'il y a déjà un
début de sens. élles pouvaient aussi être liées à des
activités particulières; ainsi, on remarque que les chasseurs
ont souvent des zébrures sur les jambes. Avec les Libyens orientaux
magnifiquement restitués par l'art égyptien, les signes-tatouages
sont visiblement réservés aux rois et aux dignitaires
et impliquent, comme le double baudrier, les notions de prestige, de
pouvoir et de noblesse. On a reconnu parmi ces tatouages le signe de
la déesse Neith, signe à la fois religieux et prophylactique,
et le signe de croix qui n'a aucun lien avec le christianisme, loin
d'être né. Chez les Garamantes, notamment, le graphisme
géométrique va prendre les proportions qu'on lui connaît.
Surtout, il va intervenir sur les figures elles-mêmes qui perdent
de plus en plus leur aspect figuratif au profit d'un traitement géométrique.
Cette graphie a pu donner naissance plus tard à quelques signes
sommaires préalphabétiques.
En résumé, nous pensons que c'est d'abord chez les Capsiens
du Maghreb, il y a plus de l0 000 ans et chez les Protoberbères
Bovidiens du Sahara, il y a déjà 7 000 ans, qu'il faut
chercher ce vieux stock de signes divers, puis chez les Libyens orientaux
et sahariens des débuts de l'histoire. C'est dans ce creuset
iconographique que se trouvent certains éléments graphiques
socio-religieux (et autres?) qui ont pu se prêter progressivement à la
mise en place d'une sorte de langage idéographique primaire.
Ce n'est qu'avec les Paléoberbères Garamantes que ce
système primaire s'est orienté vers une forme scripturaire
pour donner les premiers caractères d'écriture (mais
nous ne serions pas étonnée que l'on découvre
un jour que ces caractères soient l'invention des Libyens sahariens).
L'avantage qu'offre le cas des peintures du Tassili ou de l'Atlas saharien
réside dans l'étonnante continuité ethnique berbère
qui se manifeste dès le Néolithique moyen avec les Protoberbères
Bovidiens jusqu'à la période cameline subactuelle.
A la suite des travaux d'Henri Lhote, il était admis que le
cheval avait été attelé avant d'être monté et
que l'écriture apparaissait tardivement au stade seulement de
la cavalerie. Des images rupestres prouvent la simultanéité de
la monte du cheval et de son attelage au char. Quant à l'écriture,
nous connaissons au moins six à sept inscriptions au Tassili
qui appartiennent incontestablement à la période des
chars: elles se trouvent à Tachekelaouat, Oued Bohediane, Titeghas
n'Elias, Akraren, In Oufnane, Ekaden Ouacharène, Takoudématine;
et peut-ètre aussi In Eleli. Ce sont toutes des inscriptions
peintes. Fabrizio Mori en a publié quelques-unes dans la Tadrart
Acacus, mais il n'en a pas tiré parti; celle de Teghaghit, dans
la Tadrart Acacus, est tracée en blanc. Tout au long de la période
garamantique, qui a évolué sur plusieurs siècles,
les inscriptions deviennent de plus en plus nombreuses, au point que
lorsqu'elles se trouvent associées aux premières images
du dromadaire, elles envahissent les parois. Leur contexte et leur
style permettent de les sérier, et les plus anciennes, sous
réserve de confirmation par un examen linguistique, nous paraissent
se trouver à Tachekelaouat, Oued Bohediane, In Oufnane, Titeghas
n'Elias, Ekaden Ouacharène, Akraren, In Eleli, et In Teghaghit.
Nous avons remarqué que, parfois, procédé volontaire
de la part de ces peintres, les inscriptions viennent en dernier lieu
comme pour "signer" ou référencier la peinture
réalisée. Sur la roue de Brooklyn étudiée
par Jean Spruytte et datant du Ve siècle avant J. -C., il y
a des marques de repérage reproduisant le signe X, une lettre
libyque. Quant à l'inscription d'Ekaden Ouacharène, elle
est associée à un quadrige très particulier, un
magnifique galop cabré de quatre chevaux, quadrige tout à fait
comparable aux chars d'apparat des scènes de triomphe ou de
mythologie de l'art grec des VIe et Ve siècles avant J. -C.
En outre, cette inscription constitue une preuve des contacts qui existèrent
entre les Paléoberbères du Sahara central et la Grèce
classique.
Dans l'état actuel de nos connaissances, si la langue berbère
s'individualise dans la région du Maghreb il y a environ 8 000 à 7
000 ans, peut-on dire que l'écriture, le libyque, a de fortes
chances d'être apparu au Sahara? Du moins peut-on affirmer que
dans l'état actuel de nos connaissances, les inscriptions libyques
les plus anciennes se trouvent au Sahara central.
Ces inscriptions que nous considérons comme les plus anciennes
sont encore peu nombreuses et il s'agit le plus souvent de quelques
lettres brièvement tracées, presque toujours alignées
verticalement. Etant indéchiffrées, on ignore ce qu'elles
expriment. Les écritures les plus anciennes au monde, les tablettes
sumériennes de Mésopotamie et les hiéroglyphes égyptiens,
sont apparues dans la seconde moitié du IVe millénaire
avant J. -C. "[...] dans des sociétés en plein développement
où l'essor du commerce au bord des fleuves et l'urbanisation
font surgir de nouveaux besoins: celui de la liste comptable, du répertoire,
de la trace administrative, de la marque de la propriété.
L'écriture fixe et enregistre, pose des repères, indique
des bornes, elle fonde l'ordre social et politique, garantit le pouvoir
de quelques-uns. Cependant les mythologies, tant mésopotamienne
qu'égyptienne, font de l'écriture un don divin" (Zali
A., 1997, p.12). L'écriture libyque est née dans un environnement
naturel qui était celui d'une brousse sèche, voire prédésertique,
un milieu s'enfonçant dans l'aridité et qui ne pouvait
répondre à des besoins économiques comme ces grandes
civilisations que d'importants fleuves comme l'Euphrate, le Tigre et
le Nil ont fertilisées.
Ces inscriptions sahariennes étant fort courtes, nous ne pensons
pas qu'elles viennent seulement préciser le sens de l'image à laquelle
elles sont associées ou qu'elles soient une simple légende.
Les langues sumériennes et égyptiennes étaient
aussi porteuses de messages importants, à dimension religieuse
par exemple. En Egypte, les hiéroglyphes sont l'émanation
du verbe divin et à ce titre se traduisent par "lettres
sacrées"; en dessinant un hiéroglyphe, le scribe
lui donnait vie. Au cours l'Antiquité, l'écriture n'était
pas à la portée de tous: sous le règne des pharaons,
on a estimé que seul 1% de population savait écrire (Vercoutter
J. 1994, p. 66). La société protoberbère puis
paléoberbère, telle qu'elle apparaît dans les peintures,
privilégie un message figuré: celui de la représentation
d'une élite sociale et de son idéologie de pouvoir. Parmi
les Paléoberbères Garamantes, seule cette élite
pouvait posséder des chevaux et des chars ou le métal.
Aussi pensons-nous que ces inscriptions ont de fortes chances d'exprimer
l'idée de chefferie, d'autorité et de classe sociale.
A son tour, l'écriture a pu être considérée
comme un instrument de prestige réservé à cette élite.
Ces inscriptions pourraient, par exemple, livrer le nom du propriétaire
du char et du cheval, le nom ou le titre d'un chef ou d'un clan.
Par ailleurs, la société berbère a toujours été une
société de tradition orale où la mémoire
et la communication non écrite tiennent une place de choix.
Cela ne réduit en rien l'importance des écritures libyques,
mais peut expliquer que la parole fut privilégiée au
détriment de l'écriture. "Qualifier l'Afrique de "continent
sans écriture", c'est oublier, aveuglés par la place
privilégiée de l'écriture dans notre conception
occidentale de la communication, que dans les systèmes graphiques
africains, les signes et les figures tracées viennent exprimer
de façon concrète et visible ce que la parole ne dit
pas. Dans les sociétés africaines, la parole ne doit
pas être comprise comme le seul et unique moyen d'expression
privilégié mais comme un moyen de communication parmi
d'autres." (Girard é. 1997, p. 88)
Au Sahara central, nous avons pu constater que (à ce jour) aucune
inscription n'accompagne les peintures des Libyens sahariens. Les premiers
caractères apparaissent avec ceux qui leur font immédiatement
suite, les Paléoberbères Garamantes. Nous avons vu que
ces derniers se mettent en place après 1500 ans avant J.-C.
et avant l000 ans avant J.-C. C'est donc dans ce laps de temps, de
moins de 500 ans, qu'il faut rapporter l'apparition du libyque, c'est-à-dire
dans la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C.
L'alphabet phénicien a vu le jour entre 1300 et l200 avant.
J.-C. Le document le plus ancien que l'on connaisse est l'inscription
sur le sarcophage du roi Ahiram à Byblos daté entre 1100
et 1000 avant J.-C. C'est exactement la période à laquelle
le libyque a pu se mettre en place. Par conséquent, la relative
contemporanéité de ces deux écritures ne permet
pas d'envisager que le libyque soit issu du phénicien et encore
moins du punique. On pourrait admettre que les inscriptions associées
aux Paléoberbéres du Tassili sont donc les plus anciens
témoignages de l'écriture libyque en Afrique du Nord
et qu'elles peuvent se situer vers 1300-1200 ans avant J.-C. Or, nous
sommes en plein Sahara central, bien loin du domaine phénicien
et carthaginois. C'était déjà le cas, rappelons-nous,
de la plus ancienne inscription connue au Maghreb, celle d'Azib n'Ikkis
dans le Haut Atlas marocain, située complètement à l'ouest
et à l'opposé des zones d'influence punique.
Mais la
mise en place de cette écriture dans des régions strictement
continentales, en dehors de tout contact, ne nous satisfait pas. En
voici les raisons.
Des arguments d'ordre archéologique et historique vont dans
le sens de la contemporanéité du libyque et du phénicien,
mais ils induisent aussi des contacts obligatoires dans la mise en
place de l'écriture des Paléoberbères. La période à laquelle
le libyque surgit sur les rochers du Tassili correspond non seulement à l'invention
de l'alphabet en Méditerranée, mais aussi à un événement
capital dans la partie orientale de cette région. Il s'agit
des formidables invasions des Peuples de la Mer qui mettent les Libyens
orientaux en contact avec des peuples très divers venus des
Balkans, d'Asie mineure, du Levant, de la mer Egée... C'est
avec quelques-uns d'entre eux qu'ils se sont alliés contre les
pharaons Mineptah puis Ramsès III. Comment l'écho de
cet événement qui va bouleverser la Méditerranée,
entraîner l'effondrement de grandes civilisations comme celle
des Mycéniens ou des Hittites d'Anatolie ne serait-il pas parvenu
aux Libyens sahariens, lesquels par ailleurs ont pu prêter main
forte à leurs cousins Libyens orientaux ? Les Peuples de la
Mer débarquant avec femmes, enfants, bagages, us et coutumes,
s'attaquant aux royaumes et empires méditerranéens, suscitant
batailles célèbres, mouvements de populations et autres
désordres ont entraîné une vague déferlante
qui a forcément mis en contact des peuples et des cultures.
Il suffit de contempler l'iconographie égyptienne immortalisant
les batailles de pharaon pour s'en assurer: les étrangers y
sont soigneusement reproduits, chaque détail de leurs vêtements,
de leur coiffure ou de leur armement nettement restitué. Cette
configuration mouvementée de la Méditerranée a
entraîné des échanges et des emprunts culturels,
et pourquoi pas des signes d'écriture, voire un système
alphabétique? Salem Chaker n'a-t-il pas fait remarquer que l'une
des racines du nom du cheval (ayis) en berbère semblait plutôt
avoir puisé au lexique indo-européen (ekwos) qu'égyptien
(lequel a emprunté le terme susim, d'origine sémitique)?
Les Libyens ne pouvaient ne pas connaître l'existence des hiéroglyphes.
Par ailleurs, ils étaient en contact avec des peuples, comme
les Egéens, par exemple, qui, dès la fin du IIIe millénaire
avant J.-C., possédaient des systèmes d'écriture
(le hyéroglyphique crétois ou minoen, le linéaire
A, le linéaire B ou écriture mycénienne). Ils
ne pouvaient donc pas ignorer qu'il existait des procédés
permettant de transcrire une langue. Comme nous l'avons vu, ils ont
pu posséder une graphie propre, sorte de substrat autochtone
qu'ils ont alors amélioré grâce à cette
puissante mise en contact avec les peuples de la Méditerranée
orientale. Ceci aurait l'avantage d'expliquer les quelques ressemblances
notées par les linguistes avec d'autres alphabets sémitiques
anciens, des ressemblances peut-être puisées à un
fonds méditerranéen commun, comme le suppose Gabriel
Camps. Ainsi le X marqué sur la roue de Brooklyn, marque de
repérage, est certes une lettre phénicienne, mais c'est également
une lettre libyque. De la même manière que les Paleoberbères
ont su mettre à profit un savoir technologique commun à la
Méditerranée, adoptant et adaptant à leur tour
char et cheval, ils ont pu aussi s'inspirer d'un système d'écriture
plus performant que le leur qui s'en trouva ainsi amélioré.
Les Grecs, eux même n'ont-ils pas puisé à la même
source, empruntant plusieurs signes au phénicien pour noter
leur voyelles, via l'araméen?
Même en admettant une genèse tout à fait locale
du libyque, par les nécessaires contacts avec la Méditerranée,
ses caractères se sont forcément frottés à des
prototypes très anciens. N'a-t-on, pas mis en valeur un alphabet
apparu antérieurement au phénicien? A Ougarit, près
de Byblos, en Syrie du Nord, vers 1400 avant J.-C., il existe une écriture
cunéiforme qui utilise trente signes seulement, tous des consonnes.
Les linguistes n'hésitent pas à considérer l'alphabet
d'Ougarit comme la première écriture alphabétique.
Comme beaucoup de langues afrasiennes, les voyelles sont rétablies
d'après la physionomie des mots. On sait justement que c'est
de cette cité-Etat d'Ougarit que les Peuples de la Mer se sont ébranlés
pour attaquer Ramsès III en l'an 1177 avant J.-C. Non pas qu'il
faille en déduire un lien entre ce cunéiforme et le libyque,
bien sûr, mais l'exemple montre la circulation et la mobilité des
hommes et des connaissances d'une rive à l'autre de la Méditerranée.
Il reste aussi aux linguistes à nous confirmer si les premiers
caractères d'écriture libyque sont déjà un
alphabet ou non. Dans le cas positif, alors les Libyens ont inventé leur écriture
et leur alphabet sans avoir forcément emprunté ce dernier à celui
des Phéniciens, mais on ne peut écarter la possibilité qu'il
y ait eu un contact entre les deux, et donc quelques emprunts. Mais
dans ce cas, pourquoi les-dits emprunts n'auraient-ils pas été réciproques?
Est-il d'ailleurs nécessaire d'invoquer les événements
qui secouèrent la Méditerranée lors des invasions
des Peuples de la Mer, sachant la richesse culturelle et linguistique
du bassin méditerranéen oriental et les échanges
naturels entre peuples et royaumes? Mais cette référence à la
Méditerranée orientale au moment où elle s'expose à tous
ces désordres historiques correspond justement à cette
date de 1200 ans avant J.-C. qui marque l'émergence très
probable des premières inscriptions libyques au Tassili avec
les Garamantes bitriangulaires. Tous les éléments, archéologiques,
linguistiques et historiques convergent vers ce même repère,
celui de l'apparition du libyque vers la fin du IIe millénaire
avant J. -C., entre 1500 et 1000 avant J.-C.
C'est le moment où une vague de progrès porte les Paléoberbères,
qui adoptent cheval et char, mettent au point écriture et métallurgie.
Que l'écriture soit apparue, à quelques siècles
près, en même temps que le cheval, le char et le métal
n'est pas le fait du hasard. Cette dynamique de progrès est
un ensemble qui, de proche en proche, gagne la Méditerranée.
A ce progrès, tous ont participé: les Paléoberbères
ont si vite maîtrisé la technologie de l'attelage et de
la cavalerie qu'ils vont inventer le quadrige et une méthode
particulière de dressage de chevaux; ils en feront de même
pour la métallurgie. Il n'est pas étonnant que l'écriture
ait justement accompagné tous ces importants bouleversements.
Il reste maintenant à se demander pourquoi, si l'écriture
libyque s'est également construite au contact des autres civilisations
méditerranéennes, pourquoi celle-ci serait née
au Sahara central et non pas, plus logiquement chez les Libyens de
la côte méditerranéenne? Pourquoi ne serait-elle
pas apparue dans les gravures rupestres de l'Atlas saharien, nous dira-t-on?
Nous avons attentivement examiné celles-ci: les inscriptions
les plus anciennes sont postérieures aux représentations
de chars. Mais comme nous en émettions l'intuition ci-dessus,
nous sommes persuadée que cette écriture a pu naître
dans le même temps que l'attelage. Il reste donc à découvrir
une association possible d'inscription et de char dans l'Atlas (cette
région étant pour l'instant dangereuse à parcourir,
l'avenir nous le dira). Si l'écriture libyque est née
sur les rives de la Méditerranée, alors nous en découvrirons
aussi un jour les plus anciennes traces. Si elle s'est mise en place
au Sahara central, alors il faut croire que les Paléoberbères
sahariens étaient plus doués que les Libyens orientaux
ou occidentaux, qui auraient dû être les premiers dans
le domaine, sachant leur position géographique plus propice
aux contacts avec les peuples de la Méditerranée orientale
ou est née l'écriture.
Aujourd'hui, pour mieux comprendre et dater le libyque saharien, nos
efforts doivent tendre vers la recherche et l'exploitation systématique
des inscriptions qui accompagnent les peintures rupestres paléoberbères
les plus anciennes, mais aussi des inscriptions liées à un
contexte archéologique parfaitement datable, comme celle du
char d'Ekaden Ouacharène au Tassili, par exemple. Par ailleurs,
il est évident que l'étude de ce contexte peut être
d'un grand apport pour établir une chronologie relative de ces
inscriptions: celles qui sont associées à des girafes
et des chevaux sont forcément plus anciennes que celles qui
jouxtent le chameau et l'autruche... Pour identifier ces catégories,
il faut un travail étroitement lié entre archéologie
et linguistique. On ne peut continuer de travailler chacun de son côté,
sachant que archéologues et linguistes ont des éléments
complémentaires. Le domaine saharien reste le champ d'étude
par excellence, les inscriptions ayant eu l'avantage d'avoir été peu
ou pas du tout exposées aux influences et aux altérations
qu'ont connues les alphabets septentrionaux, notamment l'oriental fortement
influencé par le punique.
Peut-on savoir à quel moment s'accomplit la mutation du libyque
saharien en tifinagh anciens, forme plus récente? On sait qu'au
Tassili ces derniers apparaissent avant le dromadaire, mais il est
pour l'instant difficile d'établir à quel moment précis
cet animal est arrivé au Sahara. Toutefois, sachant d'une part,
que le dromadaire est repérable dans le dernier siècle
avant notre ère, qu'il abonde dans la partie orientale de l'Afrique
romaine dès les premiers siècles de notre ère
et, d'autre part, que les inscriptions du mausolée d'Abalessa
(Ahaggar) au Ve siècle de notre ère sont déjà des
tifinagh récentes, logiquement les tifinagh anciennes ne peuvent
qu'être apparus au cours du dernier millénaire avant J.-C.,
avant le dernier siècle (au moins).
é
n Aïr, Jean-Pierre Roset a montré que les inscriptions
n'apparaissent que dans la phase caballine finale, celle où les
hommes tiennent leur cheval par la bride (Roset J.P. 1993). Ces guerriers
portent un voile dissimulant le bas du visage, des plumes sur la tête,
une natte de cheveux sur le côté, le pantalon bouffant,
style seroual, un bouclier rond et le couteau pendant de bras.
L'écriture libyque, après une longue gestation à travers
l'art géométrique, est très vraisemblablement
apparue vers 1300/1200 avant J.-C. Il y en eut assez vite plusieurs
formes, du nord au sud, d'est en ouest de cette immense Berbérie.
Les tifinagh anciens sont forcément en place avant le Ie siècle
avant J.-C. et se transforment en tifinagh récents. Les tifinagh
récents remontent au moins au Ve siècle de notre ère,
date du mausolée d'Abalessa. Les tifinagh anciens ont donc,
au minimum, six siècles d'âge et les écritures
libyques ont pu durer plus de 1000 ans.
* Extrait de : Les Premiers Berbères. Entre Méditerranée,
Tassili et Nil. Ina-Yas. Edisud 2001
** Malika Hachid est diplômée de l'université de
Provence en préhistoire et protohistoire sahariennes. Tour à tour
chercheur, maître-assistant, conservateur, puis directeur du
Parc national du Tassili des Ajjer (Patrimoine mondial), elle est
avant tout un chercheur de terrain, férue du Sahara en général
et du Tassili en particulier, une région qu'elle parcourt à pied
et à dos de chameau depuis plus de vingt ans.
Auteur de nombreux articles et conférences à travers
le monde, elle a aussi collaboré à de nombreuses réalisations
audiovisuelles et, consacré deux ouvrages au patrimoine de
l'Algérie et du Sahara:
- El-Hadjra el-Mektouba. Les Pierres écrites de l'Atlas saharien,
1 volume de texte, 176 pages ; 1 volumc d'images, 385 photos couleurs,
Editions Enag, Alger,1992.
- Le Tassili des Ajjer: Aux sources de l' Afrique, 50 siècles
avant les Pyramides,
310 pages, 460 illustrations couleurs et noir et blanc,
Editions édif 2000 et Paris-Méditerranée, Alger,
Paris, 1998.
- Les Premiers Berbères. Entre Méditerranée,
Tassili et Nil. Ina-Yas. édisud 2001
Malika Hachid est membre fondateur et vice-présidente de la
fondation Sonatrach-Tassili.
Ses travaux et son engagement au service de la recherche et du patrimoine
lui ont valu, en 1987, une distinction nationale de la Présidence
de la République.
Aux origines de l'écriture au Maghreb
Ahmed Siraj*
De l'arrivée
des Phéniciens à ce jour, en passant par les Carthaginois,
les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, etc.., il y a eu toujours
au Maghreb des groupes sociaux qui pratiquaient plus ou moins bien
deux idiomes, sinon plus. Le Libyque restait malgré tout,
la langue locale utilisée par la majeure partie de la population.
Cette langue disposait d'un support de transmission écrite
attesté par de nombreuses inscriptions. Mais, parmi toutes
les formes de l'écriture du Maghreb, cet alphabet continue à susciter
plusieurs interrogations.
L'écriture du Maghreb n'a pas connu une phase pré-alphabétique
comme c'est le cas dans le processus classique de développement
de l'écriture (idéogrammes, syllabaires). Pourtant,
depuis le début de la période caballine, l'art rupestre
nord-Africain allait passer à un système géométrique
-qui va se généraliser au cours de la période
protohistorique et s'étendre à toutes les régions
de l'Afrique du Nord. Certains chercheurs confirment que des figures
attestées dans le Caballin peuvent être considérées
comme des signes à caractère alphabétique.
De l'image aux symboles...
L'adoption de l'alphabet fut probablement, par l'utilisation des
moyens d'expression plus simples (images, signes, et symboles...),
porteuse de messages signifiants. Au Maghreb, même si l'invention
de l'écriture est plus récente par rapport aux autres
régions méditerranéennes, orientales en particulier,
le recours à des formes d'expression est attesté bien
avant l'époque historique. Le nombre de gravures rupestres
qui s'étalent sur l'ensemble du sol maghrébin et leur
diversité prouve la volonté de l'homme de la région
de communiquer avec l'autre...
Les gravures rupestres, il en a été découvert
des milliers en Afrique du Nord. Mais toutes ne datent pas des temps
préhistoriques. On y distingue généralement
deux séries : une qu'on qualifie de libyco-berbère,
abondante au sud du Maroc, dans l'ouest algérien et dans tout
le Sahara. Elle est caractérisée par des images de
petites dimensions dessinées en pointillés ou bien
en traits minces et associée à une écriture
Tifinagh. La forme de celle-ci est intermédiaire entre le
Libyque et l'actuel Tifinagh des Touareg. On retrouve des gravures
et des graffitis de ce genre jusqu'au Moyen-Age. La deuxième
série, plus ancienne, est caractérisée par un
style de gravure plus profond qui reproduit des thèmes de
faune disparue aujourd'hui de l'Afrique du Nord.
Les thèmes des gravures nous renseignent sur les temps anciens,
leurs faunes, leurs hommes, parfois sur certains aspects du mode
de vie de ces derniers. Les thèmes principaux sont les suivants
:
* La faune comporte des animaux sauvages comme les félins,
le rhinocéros, la gazelle et l'antilope, l'éléphant,
les équidés, l'hyène, l'autruche, le lézard,
quelques oryx, etc. Et des animaux domestiques tels que bovidés
en grand nombre mais aussi chevaux, dromadaires, chiens, etc.
* Les armes représentaient des pointes de flèches,
des ares des lances, des bâtons de jet, etc. Des chars y sont également
associés;
* Les anthropomorphes représentant des scènes de pastoralisme,
de chasse, de guerre, d'accouplement, ou des scènes de culte
("idoles en violon" aux sites de l'Oukaïmden et du
Yagour, par exemple) ;
* Des formes géométriques ou symboliques indéterminées
que des cupules, des contours de pied, des jeux, des réticulés,
des chevrons, des rosaces, etc ;
* L'écriture libyco-berbère, souvent associée à d'autres
figurations rupestres.
Les chercheurs qui se sont penchés sur l'art rupestre marocain
ont essayé d'établir une chronologie qui rend compte
des grandes périodes reconnues par des thèmes ou des
styles particuliers. Cependant, les problèmes de datation
demeurent entièrement posés en raison de l'extrême
rareté d'éléments fiables. Cependant, une chronologie
relative peut-être établie en se basant sur :
* Les espèces animales et les objets représentés
(le rhinocéros a disparu depuis le dessèchement du
Sahara : les armes métalliques remontent à l'âge
des métaux) ;
* La patine de la gravure : un trait foncé est souvent plus
ancien qu'un trait clair ;
* La superposition des gravures témoignant d'une succession
dans le temps ;
* Le style (style Tazina caractérisé par un trait poli
profond, des membres effilés et se rejoignant: style libyco-berbère
caractérisé par le piquetage, l'absence du contour,
la prépondérance du symbole, la stylisation des figures,
etc.)
Ce patrimoine rupestre très riche au Maghreb représente
des scènes inspirées de la vie quotidienne ou bien
des croyances des anciens Imazighen. Une façon de perpétuer
le message et de le transmettre... Sans parole !...
Parce qu'il raconte une vie, celle du mort de son vivant ou une mentalité à un
moment de l'histoire du groupe, le décor des Haouanet (chambre
funéraire creusée sur les flancs des collines) en Tunisie
transmet un message. En général, ce mode d'expression
remonte au Néolithique. Les fresques de Tassili illustrent
parfaitement cette ancienneté. Partout en Afrique du Nord
se rencontrent encore aujourd'hui des gravures et des peintures à l'ocre,
toutes ne sont pas préhistoriques, le décor des Haouanet
date de la période historique, souvent de la deuxième
moitié du premier millénaire. Le lien entre le décor
préhistorique et celui plus proche de nous réside dans
le choix des thèmes, dans la symbolique et dans le rendu souvent " naïf ".
D'où la difficulté de l'interprétation. Ce décor
des Haouanet comporte plusieurs thèmes avec des motifs géométriques,
un décor végétal, des représentations
de la faune, des scènes pastorales, de navigation, des motifs
architecturaux, des scènes culturelles, des scènes
mythologiques...
Une tradition du symbolique
Sans parler des nombreuses utilisations du signe et des symboles
dans différents aspects de la vie des peuples maghrébins à l'époque
médiévale, des recherches récentes ont conduit à la
découverte d'un vaste espace funéraire remontant probablement
au Haut Moyen-âge et comportant une multitude de pétroglyphes
jusqu'à présent incompréhensibles.
Le point de départ de cet espace est le cimetière de
Sidi Abou Amar situé à 2 Km environ à vol d'oiseau
de la côte atlantique au sud de Mohammedia sur la rive droite
de l'Oued Mellah. La partie abandonnée du cimetière
englobe plusieurs dizaines de tombes dont la plupart des siècles
sont enfuies. Les tombes visibles possèdent toutes des siècles
pétroglyphes mystérieuses par la nature des signes,
des symboles et des motifs qui ne peuvent être comparés
ni aux Swahed islamiques ni aux stèles antiques. Dans les
années 60 et 70, Alexis Denis avait découvert d'autres
cimetières du même type aux environs du cap Badouza
au nord de Safi. La localisation de ces cimetières ne dépasse
pas pour le moment l'ancien territoire des Bourgwata, importante
confédération de tribus des plaines atlantiques de
Tamesna. On se demande ainsi s'il ne s'agit pas de cimetières
témoignant de trois siècles de cette civilisation jusqu'à présent
très mal perçue à travers les sources littéraires.
Il n'est tout de même pas possible d'admettre que cette population
réputée pour avoir créé sa propre religion,
qui fut un mélange de christianisme, de judaïsme, d'Islam,
de pratiques magiques et " anciennes traditions berbères ",
ait disparu sans laisser le moindre témoignage matériel
reflétant une partie de ses croyances mystérieuses.
Aucune interprétation de ces stèles ne peut être
avancée actuellement, mais il est vraisemblable qu'il s'agisse
de signes magique-religieux.
1300 textes libyques répertoriés
On évalue aujourd'hui à plus de 1300 textes, le nombre
d'inscriptions libyques connues jusqu'à présent au
Maghreb. On entend par " écriture Libyque " celle
datée de la période préislamique. D'autres textes
plus nombreux et plus récents sont connus au Sahara. Ils présentent
un aspect différent mais qu'on considère généralement
comme étant dérivé du Libyque antique. Ce sont
les inscriptions en tifinagh encore utilisées de nos jours
par les Touaregs. L'espace géographique couvert par ces inscriptions
s'étend sur l'ensemble du territoire des peuples Tmazighen,
des îles Canaries jusqu'en Libye et de la Méditerranée
jusqu'au Niger. Les inscriptions libyques se répartissent
sur le Maroc, l'Algérie, la Tunisie, et la Libye avec une
densité et une chronologie variables. C'est l'ancien royaume
des rois numides (nord-ouest tunisien et algérien) qui a fourni
le plus grand nombre d'inscriptions, d'où le qualificatif " numidique " attribué à cette écriture
au départ. C'est aussi cette région, et plus particulièrement
le fabuleux site de Dougga, qui a donné des inscriptions bilingues
(Libyquo-punique) ayant permis de déchiffrer quelques textes
officiels. Cela dit, l'exploration est loin d'être achevée
car de nouvelles découvertes ne cessent d'augmenter le nombre
d'inscriptions dans le reste du Maghreb et d'élargir l'espace
de leur diffusion. Les nouvelles découvertes effectuées
récemment au Maroc le prouvent.
Malgré les progrès de recherches de ces dernières
années, plusieurs aspects liés au Libyque demeurent
inexpliqués. L'un des problèmes qui a suscité des
débats est celui des origines qui restent difficiles à établir,
d'autant plus que nous disposons de peu d'inscriptions datées.
On a longtemps considéré que le Lybique dérivait
de l'alphabet phénicien sans pouvoir expliquer le processus
de parenté. L'existence des signes communs aux deux écritures
et le nom Tifinagh donné à la forme actuelle du Libyque
constituaient des arguments pour les défenseurs de cette thèse.
En revanche, d'autres éléments contredisent la thèse
d'une "origine punique". La graphie des signes puniques
est cursive alors que les caractères Libyques sont anguleux,
géométriques. Le sens de l'écriture est aussi
différent. Le punique s'écrit horizontalement de droite à gauche,
tandis que le Libyque s'écrit en général verticalement.
Les inscriptions officielles de Dougga écrites en lignes horizontales
semblent avoir été le résultat d'une influence
punique. Ceux qui cherchaient à rattacher le Libyque à des écritures
orientales ne considéraient pas l'éventualité d'une
invention et non pas d'une introduction. Aujourd'hui plusieurs chercheurs
croient de plus en plus à une origine locale.
Le Libyque remonterait au VII siècle avant J.C
La datation de cette écriture est aussi sujet de discussion.
Ces inscriptions sont en grande partie funéraires et ne portent
aucun indice de datation. D'autres textes se trouvent superposés à des
gravures rupestres remontant à la période préhistorique,
ce qui complique la tâche de datation. Pendant longtemps on
a opté pour une chronologie basse qui attribue un rôle
décisif à l'influence de l'écriture punique
dans la formation de l'alphabet Libyque. Cette datation s'appuie
sur une étymologie du nom Tifinagh qui signifiait à l'origine " les
puniques " et sur des attestations numidiques révélées
par les inscriptions bilingues (punique Libyque) de Dougga (Tunisie).
Une de ces inscriptions est datée : il s'agit de l'inscription
du temple de Massinissa qui date la construction du temple en l'an
10 du règne de Micipsa, c'est-à-dire 138 ou 139 av.
J. C. Cette chronologie ne fait pas remonter la datation de ces inscriptions,
et donc de l'écriture, au-delà du IIe siècle
av. J. C au III' siècle av. J. C.
Mais on croit de plus en plus que l'écriture libyque devrait
remonter à une date plus ancienne. Le document clé qui
appuie cette hypothèse est la fameuse gravure de Azib n-Ikkis
dans le Haut Atlas marocain. Découverte en 1959, cette gravure
comporte une inscription libyque de 15 à 16 caractères à l'intérieur
d'un cartouche anthropomorphe vertical. La technique du trait, la
patine et le style sont identiques à la gravure datée
de l'âge de Bronze. G. Camps considère fermement que "même
en rajeunissant à l'extrême le contexte archéologique",
cette inscription est bien antérieure au VII-Ve siècle
av. J. C. Plusieurs chercheurs s'accordent désormais à ne
pas écarter l'hypothèse de l'ancienneté de certaines
inscriptions libyques de l'Atlas saharien, du Sahara Central, de
l'Air, de l'Atlas et du Sud marocains. L'argument de cette haute
chronologie, qui atteint parfois 1500 av. J. C, est la contemporanéité des
témoignages épigraphiques avec les gravures et les
peintures.
Le Libyque est caractérisé par un phénomène
de régionalisation marquée. La majorité des
inscriptions provient des zones proches de la sphère de la
civilisation punique et latine : Nord de la Tunisie, Nord Constantinois,
Nord du Maroc, la carte de répartition des inscriptions libyques
du Maghreb montre un déséquilibre numérique
entre ces régions et le reste du Maghreb. Cet état
de fait a été comme l'argument qui confirme l'origine
punique de cette écriture. Pourtant, il se peut que ce déséquilibre
ne soit le résultat d'un déséquilibre dans les
stratégies des explorations archéologiques qui ont
beaucoup insisté sur les zones soumises aux cultures étrangères
aux dépends de celles restées autochtones. Notant que
malgré le nombre faible des inscriptions trouvées hors
des espaces punico-latins d'Afrique du Nord, c'est dans le lot de
ces inscriptions qu'on retrouve des témoignages chronologiques
et thématiques importants.
Depuis le XIX siècle, les spécialistes ont pris l'habitude
de distinguer deux types d'alphabets libyques : l'alphabet oriental
et l'alphabet occidental. Quoi qu'il reflète les différences
entre les alphabets utilisés sur les inscriptions de la Tunisie
occidentale et celui des inscriptions du Maghreb occidental, aujourd'hui,
ce schéma est presque dépassé. Plusieurs types
d'alphabets semblent avoir existé et les différences
régionales sont remarquables.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette diversité du
Libyque dont le plus important reste l'évolution chronologique
de l'alphabet, les influences subies par les formes d'écritures étrangères,
phénico-punique en particulier et le particulier le morcellement
social des entités ethniques du Maghreb. On peut plutôt
parler d'écritures libyques.
L'écriture Libyque outil de transmission du savoir
Le Libyque pose toujours des problèmes de déchiffrement
et de lecture. Peu d'inscriptions ont été lues jusqu'à présent.
C'est surtout grâce aux inscriptions bilingues qu'on arrive à déchiffrer
les inscriptions libyques dites orientales. Pour le reste des inscriptions,
funéraires en général, la lecture est impossible
aujourd'hui.
Essentiellement consonantique, comme c'est le cas des alphabets sémitiques,
le Libyque oriental se compose de 24 signes. Fulgence, auteur du
Ve siècle rapporte que le nombre de ses signes est de 23 pour
les écritures occidentales, il est impossible pour le moment
d'avancer une hypothèse sur le nombre de signes. On remarque
par ailleurs une différence entre les signes utilisés
dans les inscriptions de l'Algérie par rapport à ceux
du Maroc et vice-versa.
Les futures recherches ont beaucoup d'aspects confus à expliquer,
en particulier la datation des premières attestations libyques
liées à l'art rupestre. Le processus du passage du
style figuratif aux signes géométriques de l'art rupestre,
puis à l'alphabet, est un thème qui continue à préoccuper
les chercheurs. Sans parler évidemment du problème
du déchiffrement des inscriptions libyques qui reste entièrement
posé. La tradition de l'écriture libyque a certainement
continué, sous forme de Tifinagh, au Moyen âge et à l'époque
actuelle. Pourtant, tout comme la langue qu'elle exprimait, jamais
cette écriture ne s'est confirmée comme outil de transmission
du savoir. Pour quelle raison ? C'est là toute la question...
* Professeur d'histoire et d'archéologie
Extrait de L'ESSENTIEL-février 2002
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